Entretien
avec Jacqueline Bibal et Colette Peyrot
Réalisé
par J.-P. Cavaillé le 25 août 2006 à Panazol
Nous avons rencontré Jacqueline Bibal et
Colette Peyrot dans le but d’identifier les membres des familles
ponticaudes figurant sur les deux photographies exceptionnelles que nous
avaient fait découvrir Jeannette Dussartre et que nous reproduisons au
bas de cette page.
Jacqueline Bibal et Colette
Peyrot n’ont aucun lien familial proprement dit ; leur amitié
est fondée sur l’histoire étonnante de la longue fraternité
entre leurs familles respectives. Ces deux familles en effet, qu’a
priori tout, absolument tout séparait, se rencontrèrent à
l’occasion d’un terrible drame humain.
Madame Jacqueline Bibal est née en 1926 à
Limoges dans une famille de porcelainiers (Sar) liés aux Haviland.
Avant sa venue au monde, au début des années vingt, ses parents
vivaient au Maroc à Casablanca où son père tenait une salle d’échantillons
de porcelaine. Dans cette même ville Pierre Héricourt,
un jeune porcelainier ponticaud travaillant pour Haviland, faisait son
service militaire. Or Pierre Héricourt contracta le typhus et son
patron entra en contact avec la famille Sar afin qu’elle prêtât assistance au jeune
homme. Hélas, Pierre, qui était le seul enfant Héricourt parvenu à
l’âge adulte, mourut des suites de sa maladie, le 25 octobre 1924, à
l’âge de 20 ans [1]. Les Sar prirent en charge les parents qui avaient
fait spécialement le voyage au Maroc, et firent le nécessaire pour le
rapatriement du corps, très difficile à obtenir dans les cas de mort
par maladie contagieuse.
Dans les années trente, la famille Sar s’était
transférée Bordeaux, où Mr Sar tenait là aussi une salle d’échantillons
de porcelaine, et la petite Jacqueline venait passer toutes ses vacances
scolaires chez la famille Héricourt, à l’autre bout de l’échelle
sociale, ce qui est, bien sûr, tout à fait exceptionnel. La famille résidait
4 Port du Naveix, dans une maison aujourd’hui disparue. Le père du
jeune militaire décédé, Léon (1875-1950), exerçait le métier de
tourneur anglais à l’usine Haviland-Éparlon, rue du Crucifix. Il fut
l’un des derniers a exercer cette profession de tournage à la main.
Sa femme Léonarde (mais elle se faisait appeler Anna), née Roux,
était une blanchisseuse travaillant sur les bords de Vienne, comme
l’avait été sa propre mère Céline Roux (née Rouret). Dans la même
maison, vivaient également ses deux sœurs, Léonie (1880-1967) et Amélie,
dite Milou (1883-1967), célibataires, mais aussi la famille Tarracord :
Gabriel, polisseur à l’usine Alliaud, sa femme en deuxième noce
Marguerite, couturière, son fils Pierre, dit Bacca (1886-1945),
sculpteur-ébéniste (l’« artiste » de la famille), qui
travaillait pour les meubles Sapin.

Trois
porcelainiers de l'usine Haviland-Eparlon, Léon Héricourt (debout),
Mapataud et Mailleur (assis)
col.
Jeannette Dussartre
C’est de cette famille Tarracord que descend
indirectement Colette Peyrot : son grand-père, Louis Michaud,
ayant épousé Madeleine Tarracord, fille de Gabriel et de Françoise
Barrière, décédée à la naissance de Madeleine. Cheminot et
syndicaliste, Louis Michaud fut révoqué à l’issu des grèves de
1920, après quoi, il travailla dans l’atelier familial de mécanique
générale Michaud, qui existe encore aujourd’hui.
Jacqueline Bibal et Colette Peyrot se
souviennent du 4 rue du Port du Naveix (le n° est d’ailleurs visible
sur l’une des photographies), comme d’une belle battisse en pierre,
très agréable, spacieuse pour une maison d’ouvriers ponticauds,
donnant sur
la Vienne.
On
voyait en face, de l’autre côté de la petite route (qui est devenue
aujourd’hui la voie rapide), l’usine de filatures Blanc et Legros.
Cette maison n’était pas louée, mais avait été en quelque sorte
concédée ou prêtée par les filatures aux parents de Madame Héricourt.
Celle-ci l’habitera jusqu’à sa destruction, en 1971.

Usine
de filatures Blanc-Legros. La maison sur la gauche est le n° 4 du Port
du Naveix. col. J. Dussartre
L’amitié entre les deux familles était
intense, malgré les différences sociales et idéologiques : les Héricourt
étaient socialistes et les Sar plutôt conservateurs ; ceux-ci étaient
fort pieux, les Héricourt, plutôt mécréants, ne fréquentaient guère
les églises. Cependant, lorsqu’elle était chez eux, ils envoyaient
la petite Jacqueline à la messe le dimanche par respect pour le choix
de ses parents, messe qu’elle s’employait d’ailleurs, parfois
à manquer…
La petite Jacqueline adorait ces vacances
ponticaudes pleines de liberté et de jeux avec les gamins du quartier.
A la belle saison, les enfants se baignaient dans
la Vienne
, filles et garçons, et elle fréquentait évidemment les
blanchisseuses, puisque les femmes de la famille en exerçaient la
profession. Ces blanchisseuses, se souvient-elle, qui travaillaient tout
près sur la rive, assez loin du pont St-Etienne, étaient très
retenues dans leur langage et ne disaient aucune grossièreté.
Jacqueline Bibal attribue cette réserve à leur niveau d’éducation :
en effet Les trois sœurs avaient obtenu leur certificat d’études,
choses exceptionnelle pour l’époque. De plus, elles étaient réputées
travailler pour une clientèle particulièrement huppée de la ville.
Les familles Héricourt et Tarracord, se
rappelle-t-elle, parlaient « patois » : les adultes
entre eux et à leurs enfants également, mais ils ne s’adressaient à
leur jeune invitée qu’en français. Aussi comprend-elle l’occitan
limousin, mais ne le parle pas. Il arrivait que les enfants le parlent
entre eux, mais le français dominait dans leurs échanges.
Elle se rappelle également de certaines
tensions entre les deux rives, qui ne se fréquentaient guère.
Jacqueline Bibal conservera toute sa vie une
relation de très grande proximité avec ces deux familles et en
particulier avec les Héricourt. C’est par exemple dans cette maison
qu’elle vient habiter, après un retour difficile d’un long séjour
aux Etats-Unis, avec ses trois enfants. Ainsi ce fut elle qui assista
Anna Héricourt dans sa grande vieillesse, car elle mourra centenaire à
la zup de l’Aurence, en 1977, quelques années après la destruction
de la maison, mais ce fut elle également qui s’occupa de ses sœurs Léonie
et Amélie, décédées en 1967. Léon Héricourt avait disparu en 1950,
après avoir souffert longtemps de la silicose : il fut
d’ailleurs l’un des premiers ouvriers de Limoges dont la maladie fut
reconnue, ce qui permit à sa femme de toucher une petite pension.

1910
, familles Héricourt, Roux et Tarracord, col. Colette Peyrot
On
aperçoit Léon Héricourt, tout en haut, portant moustaches. Sa femme Léonarde
(Anna) est assise devant, tenant sur les genoux le petit Louis, habillé
en fille, qui décèdera à l’âge de quatre ans (en 1912).
A sa droite sa sœur Amélie, dite Milou, et à sa gauche son
autre sœur Léonie, avec sur ses genoux Pierre, qui décèdera au
Maroc, 12 ans plus tard
Gabriel
Tarracord se trouve dans le rang du haut portant tablier, appuyé sur
l’épaule de sa femme Marguerite, et tenant par le bras son fils
Pierre dit Bacca, cheveux mi-longs.
A
droite, l’air un peu sévère, d’un âge avancé, Céline Roux,
blanchisseuse, qui nageait fort bien et avait sauvé plusieurs vies
humaines dans
la Vienne
(elle possédait des décorations) et décéda vers 1914 (tante de de
Bacca, 2e femme de son frère Gabriel). Jacques Roux, frère
aîné de Léonarde, debout derrière le fauteuil sur la droite).
En
haut à droite, avec le chapeau, Jacques Roux, frère de Léonarde Héricourt.
Assise,
très brune en sombre : Madeleine Tarracord, sœur de Pierre, à sa
gauche, en blanc, Marie Roux, tenant son fils devant elle Jean Roux. Al
droite de celui-ci sa soeur Isabelle Roux
familles
Héricourt, Roux et Tarracord, vers 1908. col. Colette Peyrot
On
retrouve les mêmes, mais on aperçoit aussi Louis Michaud, le grand père
de Colette Peyrot (3e en partant de la gauche). Les enfants
tenant des bouquets, il doit s’agir d’une photographie réalisée à
l’occasion de la fête des Ponts. Le n° de la rue est bien lisible
au-dessus de la porte.
[1]
Pierre Héricourt était l'ami de Jules Tintou qui
laissa à son sujet une belle page de souvenirs :
"Pierre Héricourt, 17 ans, yeux et cheveux
noirs, notre trésorier [de la société sportive, l'Espérance de
Limoges, fondée et déclarée par un groupe de jeunes gens encore
mineurs en 1919 auxquels on oublia de demander leurs âges], ouvrier
chaudronnier chez un oncle artisan, vivait avec sa mère
blanchisseuse, dans la dernière des antiques maisons du port du
Naveix (la première si l'on vient des Casseaux), qui seules
conservent avec leurs colombages croisés et balcons de bois le
souvenir du temps du flottage du bois.
[...] Les soirs d'été, dan sle bateau du Pierre,
qu'il avait baptisé en grandes majuscules en peinture verte, sur le
côté : "L'ESPÉRANCE", nous chantions ne chœur, avec
cinq ou six copains de la Société :
« L'ESPÉRANCE est conduit par Pierre,
L'ESPÉRANCE ne sombrera pas !...
Lorsque ce soir-là, le bateau trop chargé, heureusement non
loin de la berge, bascula et nous voilà tous à l’eau !
Nous en avons été quittes pour un bain forcé, mais j’ai
toujours pensé qu’il avait été provoqué !...
Incorporé en 1922, Héricourt eut la malchance d’être
envoyé au Maroc. Atteint plusieurs mois plus tard de la fièvre
typhoïde, sans doute pour avoir bu de l’eau polluée, il fut
soigné, comme c’était le cas à cette époque, par des bains
entiers froids et, congestionné, devait en mourir.
Il avait vingt ans… »
Jules
Tintou, « Chez les ‘Ponticauds’ de Limoges. A la lisière
orientale du quartier des Ponticauds », Lemouzi,
n° 142 –
avril 1997, p. 109.
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