Entretien avec Jeannette Dussartre

réalisé par Jean-Pierre Cavaillé, le 1er mai 2006

 

 J.P. C. La spécificité ouvrière du quartier semble liée, pour vous et pour beaucoup d’autres, aux origines paysannes…

J. D.  Ma grand-mère[1] été placée à six ans, à la campagne. Ensuite, elle a connu mon grand-père [PIerre Roche], ils se sont mariés et sont venus s’installer rue du Masgoulet, mais ils étaient tous deux d’origine paysanne. Comme beaucoup de paysans, ou plutôt de travailleurs de la terre, car ils n’avaient même pas de ferme, ils sont venus rue du Masgoulet et ont trouvé ce que beaucoup d’autres ont trouvé en arrivant : mon grand-père dans le bâtiment et ma grand-mère trieuse de chiffon, mais pas chiffonnière ; ce n’était pas de la collecte, mais du tri. J’ai souvent été la voir dans l’usine rue du Pont-Neuf d’une part ou plus tard rue François-Chénieux[2]. Quand j’allais chercher ma grand-mère, il y avait de grandes boites avec des ballots et – je crois me souvenir qu’elles n’étaient que deux ouvrières – elles triaient dans une poussière incroyable en fonction de la qualité du tissu et de sa nature, comme on peut le voir aujourd’hui pour le tri des fruits[3] et, je l’ai déjà raconté à plusieurs reprises, elle faisait parfois une trouvaille, une fois des pièces d’or qu’elle avait remises à son patron. Il avait dit : « Mère Roche, si on ne retrouve pas le propriétaire, je vous les remettrai ». On ne les a jamais revues, mais cela n’a pas entraîné d’aigreur chez ma grand-mère, elle était très honnête et respectait le patron.

J.P. C. La campagne dont ils étaient originaire était éloignée de Limoges ?

J. D. Mon grand-père était de La Geneytouse et ma grand-mère de Saint-Just. Elle a été placée dans une ferme des environs de Panazol à six ans.

J.P. C. Comme paucha, comme servante ?

J. D. Même pas, elle gardait les vaches... Elle nous a raconté des soirées entières ce qu’était la vie d’une petite fille placée à la campagne… c’est relaté dans la brochure de maman[4]. Il y a l’histoire d’un abcès qu’elle a eu à l’oreille, elle souffrait et pleurait… c’est sa patronne qui finalement s’est rendu compte de ce qu’elle avait et a pu la faire soigner (« une si bonne patronne », disait-elle)… mais aussi, une autre fois, un patron trop avenant. C’est l’un de ses oncles qui est venu et s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas rester là, et on l’a ramené chez sa mère… C’est vrai que l’on n’a jamais vraiment cherché à savoir ce qu’avait été son existence… pourtant elle en a souvent parlé, mais je ne l’ai pas gardé en mémoire… Je l’ai plus connue quand elle était à Limoges. Au Masgoulet, ils avaient une pièce au 35 qui donnait à la fois dans la rue du Port-du-Naveix, et par un couloir transversal, dans la petite rue du Naveix. C’est là où maman est née et où ils ont habité jusqu’à… je ne sais plus quelle année.

35 rue du Masgoulet, maison natale de Marie Dussartre, née Roche

collection Jeannette Dussartre

 

J.P. C Vous avez dû souvent les entendre parler « patois » votre grand-père et votre grand-mère ?

J.D. Oui, bien sûr. Et dans le Masgoulet –  je revois les familles qui y étaient ; il y avait plusieurs générations – et il est vrai que les parents, enfin les grands-parents parlaient « patois ». On est trois générations installées à Limoges : il y a eu mes grands-parents, mes parents, puis nous… et nous avons été privés de la campagne, si l’on peut dire, car  la mère de mon père, Françoise Mingotaud, veuve avec trois enfants dont elle était la tutrice avait acheté, une maison et ses dépendances à Panazol. En 1903 (maman n'avait que quelques mois) elle a décidé d'en céder la propriété à Henri Lebon, son gendre veuf avec trois enfants en s'assurant par le même acte notarié le maintien dans les lieux jusqu'à la fin. Ce qu'elle a fait. – Mon grand-père et son frère Léonard ont donc renoncé à leurs droits légitimes. Et sans couper les liens disons « naturels », mon grand-père, et sa femme sont devenus très rapidement ponticauds et limougeauds.

Marie (la plus petite) en compagnie des autres petites filles de leur grand-mère Françoise, veuve Roche. Panazol, 1911

collection Jeannette Dussartre

Anna, Pierre et Marie, sous la tonnelle de la maison de Panazol en 1911

collection Jeannette Dussartre

J.P. C. Mais ils se disaient eux-mêmes ponticauds, j’imagine ?

J. D. Ils se disaient ponticauds. Dans le Masgoulet, quand il y a eu les événements de 1905, beaucoup  –– ma grand-mère, me l'a souvent raconté et maman après elle –– , sont montés voir ce qui se passait au champ de foire. Ça travaillait les esprit… chez eux les discussions se passaient en patois et avec des gens qui étaient de la première génération de la campagne.

J. P. C. Avaient-ils un engagement politique ?

J. D. Non. Ils étaient socialistes. Dans le quartier du Masgoulet, tout le monde était socialiste. Enfin tout le monde… il ne faut pas exagérer, mais il était réputé comme étant un quartier socialiste.

J. P. C. Socialiste, donc souvent anticlérical ?

J. D. Mon grand père était anticlérical. Il couchait dans une petite chambre, car il avait la tuberculose. Quand il allait mourir la religieuse est venue. A ce moment-là les religieuses passaient quand les gens allaient mourir pour les aider à partir et éventuellement amener le prêtre –– il l’a engueulée et l'a mise dehors  Il y avait une Sainte Vierge, qui est restée dans la famille d’ailleurs. En sortant elle a dit à ma grand-mère: « Ce n’est pas possible qu’il y ait une Sainte Vierge chez un mécréant comme cela ».

J. P. C. A-t-il fait baptiser ses propres enfants ?

J. D. C’est ma grand-mère… il y a toujours un moment où une femme imposait ses vues… ça ne s’est sûrement pas fait en grande pompe, mais ma mère a été baptisée, puis a fait sa communion. Quand maman a été baptisée, elle était déjà un peu grande, elle a été très malade et c’est ma grand-mère qui a obtenu qu’elle soit baptisée, et quand on l’a amenée à la cathédrale, elle avait trois quatre ans et le curé lui a enlevé son chapeau pour lui mettre l’eau du baptême, elle lui a dit en patois : « Rends-moi mon chapeau, nom de Dieu »[5]. Plus tard quand  le prêtre la rencontrait il lui disait « Alors, Marie-Louise, et ton chapeau ? As-tu ton chapeau Marie-Louise ? » Elle rougissait évidemment…

Je suis allée à la conférence sur les femmes battues à Lire à Limoges, cette année, et nous nous sommes regardées avec ma nièce parce que les femmes de notre famille n’étaient pas des femmes battues : elles ont toujours travaillé et défendaient leur point de vue dans le ménage. Et si ma mère a été baptisée, c’est dû à ma grand-mère, si j’ai été baptisée, c’est dû à ma mère. Mon père n’est jamais rentré dans une église, mon grand-père n’y rentrait pas non plus. Je pense que des femmes qui avaient leur indépendance économique ont su, à des moments, imposer leur point de vue à l’homme auprès duquel elles vivaient et dont elles dépendaient, mais d’une façon non économique.

J.P. C. Mais les femmes n’étaient pas forcément en désaccord avec leurs maris sur la question cléricale…

J. D. Mais il y a aussi la superstition, comme vous aurez vu en lisant les livres de Pérouas. Il y a la crainte que l’enfant ne soit pas baptisé… ça traîne ça… Cela m’a toujours frappé de voir comme souvent la peur faisait que l’on se compromettait devant la maladie d’un enfant ou la fin dernière de quelqu’un. On change, hein. Et ça ne date pas d’aujourd’hui… Dans le quartier il y avait beaucoup de réfugiés espagnols : le quartier espagnol de la rue Porte-Panet n’était pas anticlérical, comme les natifs des paysans rouges.

J.P. C. Pourtant c’était des réfugiés de la guerre d’Espagne. Ils étaient peut-être même plus radicaux.

J. D. Du point de vue des idées, mais pas du point de vue de la foi. Je revois les visages de la rue du Masgoulet quand j’y ai travaillé plus tard avec Henri Chartreux, de 1947 à 1967… Tous les hommes restaient hors de l’église.

J.P. C. Mais ces espagnols avaient une autre attitude ?

J. D. Je l’ai surtout vu à l’école du boulevard Saint-Maurice : beaucoup ne faisaient pas leur communion, mais beaucoup aussi la faisaient…

En vous parlant je revois beaucoup de visages… C’est pourquoi j’ai un tel respect pour les gens. Je vois des visages de gens qui ont eu des difficultés, mais qui ont toujours pratiqué une solidarité…

J. P. C. A quel niveau ? dans la vie quotidienne ?

J. D. Dans la vie quotidienne… On a pu dire de la rue du Masgoulet, après la guerre, qu’elle était communiste. Daniel Vignol par exemple, dit : « On aurait pu mettre un drapeau rouge au deux bouts de la rue ». C’était vrai, mais ce n’était pas quand même… Contre l’Église, oui, comme institution, c’est sûr…

J. P. C. Une chose que l’on nous dit dans les entretiens, c’est que les gens étaient anticléricaux, au sens où ils rejetaient l’institution, mais étaient tolérants pour les idées religieuses..

J. D. Mais quand on se traitait de « Cathos vendus aux curés », on était pas très tolérant. C’est une chose que j’ai dite, parce que des petits voisins faisaient leur communion, et que moi je ne la faisais pas. Après, quand j’ai eu la foi, c’était l’inverse. Je ne suis pas sûre qu’on était tellement tolérants. Cela ne veut pas dire que dans un quartier, cathos ou pas cathos, on ne se rendait pas des services.

Le fait que dans ces quartiers, les gens travaillent, que les gens travaillaient et il y avait une espèce de respect pour ce que pouvait être l’un ou l’autre… il n’y avait pas tellement de différences sociales, il n’y en avait pas… à l’école  du Boulevard Saint-Maurice, nous avions les sabots que nous donnait la mairie et l’on remarquait celles qui avaient des souliers.

J. P. C. Ceux-là étaient plus riches ?

J. D. Non, mais leurs parents jugeaient nécessaires de faire l’effort de leur en acheter. Par exemple, l’une, son père travaillait à l’Arsenal, il y avait des métallos… certains étaient en effet un peu plus à l’aise et voulaient peut-être plus vite que nous sortir de ce milieu. Parce qu’il y avait une progression sociale, les parents essayaient de faire d’un ouvrier un employé, d’un employé un fonctionnaire, d’un fonctionnaire un ingénieur… Quand on veut me faire dire que la cité des Coutures a changé et qu’elle est moins bien qu’avant, je dis qu’elle n’est pas comme avant, je dis : qu’elle n’est pas comme avant, qu'elle a subi l’évolution de la société, c’est tout… Le salariat a été une force sociale dans les quartiers, je vous assure… Donc, je vois des visages, des familles entières avec deux, quatre, parfois cinq enfants, mais on se respectait parce qu’on traversait le pont Saint-Etienne ensemble pour aller chez Legrand à pied, car il n’y avait pas d’autre moyen de transport,  et dans l'autre sens on venait travailler à la GDA … Le chiffonnier était là, le charbonnier était là… Il y avait une mixité sociale tout en étant à un certain niveau à peu près la même, même s’il y en avait de plus pauvres que d’autres.

J. P. C. Elle se traduisait comment cette solidarité ?

J. D. J’ai une déformation familiale. Ma grand-mère avait comme devise : « Tout ce qu’on mange pourrit, tout ce qu’on donne fleurit » et au nom de ça, elle a partagé, élevé ses neveux. C’était des femmes qui étaient généreuses. Mon grand-père, je vous l'ai dit a abandonné ses droits sur une maison, pour que son frère veuf puisse élever ses enfants, son frère a fait la même chose et j’ai vécu dans cette famille là. Quand vous parlez de maman, pour ceux qui restent, dans la cité des Coutures, on disait de chez nous « la maison du bon Dieu » : ça rentrait ça sortait… et il en est toujours allé ainsi… Alors j’ai tendance à voir chez les gens ce qui se fait de bien, ce qui se fait de mieux… Il y a toujours de beaux gestes. Avoir vécu dans une famille comme cela et après les prêtres ouvriers, le Masgoulet avec Henri Chartreux, c’était encore une autre forme de solidarité dans des moments difficiles, parce que dans l’après guerre on avait faim et autour de moi je ne voyais pas quelqu’un qui prenait le pain de l’autre. Quand vous avez dans un coin une épicerie – chez Maucourant – qui faisait la soupe pour le quartier, à l’angle de la rue. Les gens allaient chercher la soupe, cela crée un lien… La "mère "Licoine, qui était ma cousine, de loin, mais cousine quand même, était la bouchère, faisait des boudins pour tout le monde ; les femmes qui sortaient de travailler à la GDA passaient par le Masgoulet pour rejoindre la rive gauche de la Vienne, se servait là. La mère Maucourant avait fermé sa boutique avec un écriteau : « Fermé pour cause de guerre, reprise de l’activité sous peu », quelque chose comme ça… Comme quoi elle était optimiste ! Il y avait une autre épicerie, l’épicerie Flotte, tout cela dans un seul quartier… alors la rue du Naveix, où se trouvait Fontan le marchand de glaces, était peuplée d’espagnols, profondément croyants, qui votaient à gauche. Pendant la guerre sont venus des gens des Deux-Sèvres qui étaient des croyants… Je pense que le socialisme, oui, était sectaire : mon grand-père refaisait le monde, et il était socialiste, mais plus à la façon de Goujaud que de Betoulle… Parce que quand la chanson dit : « Parfois chose triste, des arrivistes quittent les Ponts »… Goujaud vivait dans la plus belle maison du Port du Naveix, d’ailleurs il est dommage qu’elle n’ait pas été gardée parce qu à l’intérieur elle avait un escalier remarquable…

J.P. C. Donc on peut rester aux Ponts et…

J. D. Oui, mais c’est lui qui a l’initiative de la création des Enfants de la Vienne … Chez Jeammot, la Crotte de Poule, c’était là où venaient les employés des usines de tissage à côté qui sortaient du boulot… Ils étaient socialistes, mais très liés à la mairie de Betoulle, tout en disant « Les arrivistes quittent les Ponts », parce que Betoulle n’était pas resté aux Ponts. Mais la séparation avec le pouvoir politique n’était pas aussi tranchée. La bagarre existait entre tendances, il suffit de lire les journaux, Le Travailleur et les journaux socialistes de l’époque ou même après,  et à partir de 1920, entre socialistes et communistes. On le retrouve dans les archives de la chaussures par exemples[6], on voit les tendances qui se manifestent à l’intérieur du syndicat, comme dans les entreprises… C’était des bagarres en effet… Dans ma famille, on n’a jamais pu fréquenter personne, parce que mon père était communiste… Il n’y avait pas de possibilité d’aller manger chez des cousins socialistes sans que ce soit un affrontement… C’est difficile de parler du passé en se rappelant les différentes étapes, parce qu’on a subi l’évolution… D’abord les grands-parents qui s’engueulaient dans les cafés…

J.P. C. Vous vous en souvenez ?

J. D. Je m’en souviens à travers la mémoire de ma mère qui allait chercher la paye du père au boulevard Saint-Maurice, où se tenaient les réunions des deux tendances… Ils étaient tous socialistes, mais les uns étaient plus de gauche que les autres, les partisans de Goujaud et ceux de Betoulle, mais de notre côté, on était plutôt pour Goujaud… évidemment je n’y étais pas, c’est ce que j’entendais à table. C’était tranché au niveau des familles, des individus, mais pas de la société et du quartier. Et il est vrai que l’on considérait le parti socialiste comme une parti de traître et les communistes comme vendus à Moscou… Il est vrai que les socialistes avaient la bonne part : par exemple pour la distribution des appartements de la cité des Coutures, mais c’est le cas dans toutes les municipalités…

J.P. C. L’arrivée aux Coutures était une rupture radicale, pour l’habitat ?

J.D. On ne peut pas s’imaginer… Mon amie habitait dans une mansarde qui n’a jamais eu l’électricité dans l’escalier de son immeuble et il y avait les toilettes dans la cour, encore récemment, et longtemps après,  vers 1960, c’était pareil, et on allait chercher l’eau en la tirant à la pompe. Quand nous avons quitté la rue Saint-Affre et sommes partis habiter boulevard Saint-Maurice, là où se trouve le CNASEA[7]. les immeubles étaient  assez hauts, mais nous allions dans des water communs, à la turque, et c’était insupportable ! Aller aux Coutures, c’était la possibilité d’avoir de l’eau sur l’évier, des water pour soi… c’était un progrès absolument… plus, une promotion sociale. André Maupin qui était dans le même immeuble que nous, au n° 8 me disait que la cité’était un exemple de mixité sociale… Au Masgoulet, c’était la mixité sociale, à peu près au même niveau, mais aux Coutures, dans notre maison, il y avait un petit patron de l’imprimerie, deux comptables, un gendarme, un militaire, un employé du gaz, un employé de mairie,deux ouvriers en chaussure un terrassier… Il y a eu au Masgoulet du sous-prolétariat, mais pas aux Coutures. Il y avait 109 familles de cheminots sur 531 locataires.

J.P. C. Le sous-prolétariat des Ponts, comment vous le définissez ?

J.D. Par l’habitat. On était la deuxième ville taudis après Saint-Etienne. Dans le Masgoulet, il y avait des gens qui avaient des maisons convenables, mais d’autres pas… La maison où habitait Paulette Morel s’est écroulée, du fait de la vétusté. Chez les Dardillac vivaient cinq enfants dans très peu de pièces, très bien entretenues, mais c’était très petit… et en face, il y avait des appartements plus bas que le rez-de-chaussée. Mais tous ces gens là avaient un emploi… Il ne s’agissait pas de sous-prolétariat au sens social.

J.P. C. Mais n’y avait-il pas parfois des problèmes d’alcoolisme ?

J.D. Oui… et il n’y avait pas d’assistance de l’Etat. Certains buvaient beaucoup, mais ils arrivaient quand même à travailler de temps en temps.

Je revois leurs visages, je les revois tous… Par exemple chez Noblin, le père travaillait dans la porcelaine, la mère ne travaillait pas, s’occupaient de ses deux enfants, il n’y avait qu’un salaire qui rentrait, mais elle a hébergé chez elle son père et sa mère qui ont été malades, il n’y avait pas d’eau, elle allait à la fontaine au coin de la rue du Masgoulet et elle lavait ses draps, comme ça… et ils avaient deux pièces : une cuisine et une chambre et quand le grand-père est décédé, il a été hébergé sur la table de la cuisine d’Henri Chartreux. Donc je pense que la pauvreté du Masgoulet – là je revois les rues – était surtout dans l’habitat. Après, il y avait le nombre d’enfants : rue Saint-Affre, habitaient des familles nombreuses, mais ils avaient le petit jardin devant, et le père travaillait. C’était la pauvreté, ils n’avaient pas ce qu’il fallait, mais ce n’était pas la misère extrême.  

groupe de porcelainières avec Germaine Noblin (3e en partant de la droite)

 J.P. C. En fait, malgré la pauvreté, il n’y avait pas une réelle marginalité sociale ?

J.D. Non. Il n’y avait pas cette exclusion qui est si pénible aujourd’hui, parfois du seul fait de l’âge, ou du retrait de la vie militante. Si il y a eu une exclusion à l’école Saint-Maurice, quand deux gamines ont voulu faire leur communion et qu’elles devaient suivre une retraite et s’absenter de Limoges, ce que Madame Longequeue n’admettait pas, et cela m’a toujours paru une injustice. L’une d’elles a écrit ce beau livre sur la porcelaine. Elles les mettait au fond de la classe, car elle ne comprenait pas qu’on pouvait manquer l’école laïque pour s’en aller suivre une retraite. C’était les hussards de la République  ! Mais elle avait un grand souci de faire réussir les filles pauvres.

J’essaie de voir par où l’exclusion pouvait se faire… il y avait un lien très fort entre nous, au boulevard Saint-Maurice, comme il devait y en avoir un de l’autre côté au Pont-Neuf, ou au pont Saint-Martial. Le lien a dû se faire par l’école, qui regroupait les enfants depuis la Crotte de Poule, en montant rue Masgoulet, boulevard Saint-Maurice, rue Porte-Panet, rue Saint-Affre… La remise des prix et la fête avaient lieu dans la cour de l’école, avec des parents qui venaient… il y avait ceux qui venaient et ceux qui ne venaient pas, mais le plus souvent la mère au moins venait… et la préparation de la fête de toutes les écoles… il y avait six classes de garçons et six classes de filles : cela faisait toute une population d’enfants et avait des répercutions dans la vie familiale… Ce n’est pas pour rien que dans la chanson Nous sommes de Limoges, il y a un couplet sur l’école Saint-Maurice qui dit « Au boulevard Saint-Maurice une école, nous apprend l’honneur et la justice ». Quand on a sorti la brochure sur les ponticauds, on a organisé une réunion où se sont retrouvées 140 personnes, et qu’on l’a chantée devant d’autres associations, personne ne la connaissait, sauf ceux qui avaient été dans cette école.


Marie Courty et deux autres employées de l'usine de tissage de la rue Saint-Affre dans la cour jardin de Marie (rue Saint-Affre). col. Jeannette Dussartre

La tisseuse Marie Courty. col. Jeannette Dussartre


[1] Anna, voir ci-dessous.

[2] Entreprise Rougier, faubourg du Pont-Neuf (act. De Lattre-de-Tassigny). Voir J. Dussartre, Destins croisés. Marie, ouvrière en chaussures. Récit auto-biographique, Limoges, 1999, chez l’auteure, on en trouve aussi  un exemplaire à la BFM de Limoges), p. 7. Les images reproduites ici figurent aussi, avec d'autres, dans cette publication. Grâce au prêt des originaux par Jeannette, nous avons pu les publier sans trop perdre de leur qualité.

[3] Voici comment Marie Dussartre, sa fille, née en 1903, questionnée par Jeannette, raconte que sa mère, travaillait aussi à la maison : « Ma mère apportait des ballots de chiffon de la rue Pierre Brossolette que l’on pouvait trier à la maison. Mes parents le faisaient le soir pour m’éviter de respirer la poussière. Ils enlevaient les doublures et séparaient laine et coton, pans entiers ou morceaux classés en fonction de leur utilisation future. Ces chiffons étaient collectés dans les rues ou apportés par les particuliers aux entreprises comme chez Halary, en haut du Boulevard Saint-Maurice. Les ouvrières devaient les déposer dans de grandes panières. J’allais souvent la chercher et je les ai vues travailler [chez Rougier, voir n. précédente]. Après le tri, les chiffons partaient dans les usines pour être transformés. », ibid.

Anna Roche fut également blanchisseuse, au sortir de la guerre de 14, alors qu’elle ne trouvait pas de travail salarié : « elle avait pris du linge à laver ; elle allait sur les bords de Vienne avec ses paquets et le soir c’est moi qui allais livrer ; surtout celui des hôtels. J : C’était une lavandière en somme. M : Oui, c’en était une ! C’est là que je les ai connues ! Sans la guerre je ne les aurais jamais approchées d’aussi près et aussi souvent, parce que le soir je descendais chercher ma mère. On les dépeint ainsi mais c’est vrai, c’était des francs-parlers. Presque toutes, comme ma mère, étaient illettrées. Elles venaient chez nous et disaient : « Mère Roche, est-ce que la petite Marie peut faire une lettre pour le François ? » « Mais je ne saurai pas quoi lui dire moi… ? » « ça ne fait rien, tu mettras ce que tu voudras… ». Je mettais ce que je pouvais pour donner des nouvelles de la famille. On buvait le café et elles partaient contentes avec leur lettre », ibid. p. 11.

[4] Nous reproduisons ci-dessous la page où Marie Dussartre, questionnée par sa fille Jeannette, raconte l’enfance de sa mère Anna Roche : « A six ans on l’a placée assez loin de Limoges et à ce moment-là il n’y avait pas de moyen de transport, ni car, ni train. On l’a placée chez des amis que des voisins connaissaient et on ne s’est pas occupé d’elle.

                Quand je lis Le pain noir ça me rappelle la jeunesse de ma mère. On l’envoyait garder les vaches avec un chien et souvent je lui ai demandé si elle gardait les vaches ou si les vaches la gardaient. Les autres enfants étaient plus petits et personne ne s’occupait d’elle.

                Elle a rencontré une vieille dame qui souvent lui tenait compagnie. Tout en gardant chacune leur troupeau elle lui cherchait les poux. Quand ma mère rentrait le soir elle trouvait son bol de soupe avec les mouches tombées dedans. Mais ça n’avait pas d’importance, elle mangeait tout.

                Elle se souvenait d’un monsieur, elle m’en a parlé souvent, qui passait tous les ans vendre des tissus. Les patrons étaient de bons clients. Un soir elle mangeait sa soupe et le monsieur a dit : « donnez donc un morceau de salé à la petite, je le paierai. » Il ne l’a pas payé, mais après son départ elle a reçu une bonne raclée. Elle me disait en riant : « j’ai été batue mais j’ai mangé mon morceau de salé ». C’était sa conclusion.

                Au bout d’une année son frère aîné est venu par la route, muni de sa musette et son bâton, voir ce qu’il en était. Il s’est adressé à la vieille dame qui la connaissait. Elle lui a dit : « amenez la chez sa mère, vous partagerez le pain, elle ne peut pas être plus malheureuse qu’elle ne l’est ici. »

                Elle est donc partie avec son frère et cette fois on l’a placée au Ponteix, pas très loin de Limoges. Les gens venaient vendre leurs produits au marché. Ils se battaient comme des chiffonniers. Quand il fallait se mettre à table la dispute commençait, c’était gai ! Sa patronne est tombée malade, elle l’a soignée, a mangé les restes et c’est elle qui a dû être transportée à l’hôpital. Ella avait une fièvre scarlatine très forte et très contagieuse.

                Et là, des gens sont venus qui cherchaient une petite fille pour l’adopter. Comme elle était très jolie, une belle petite tête, de beaux yeux noirs, ils se sont arrêtés devant son lit et on dit : « on prendrait bien celle-là ». C’était assez loin… dans la montagne ( ?). Quand elle a vu qu’il lui faudrait quitter sa mère, où – je ne l’ai jamais compris – elle n’avait jamais habité elle n’a pas voulu s’en aller. Elle l’a souvent regretté, du moins elle le disait.

                Elle est restée deux à trois mois à l’hôpital. A sa sortie elle a été placée du côté de Feytiat ; là aussi chez des gens qui venaient vendre à la ville. Cette dame était très bonne, au retour du marché elle ramenait un gâteau pour ses deux enfants, mais aussi un « pour la petite Anna » qui était si maigre.

Ce que ma mère ne disait pas c’est qu’elle avait mal à une oreille. Elle ne dormait pas la nuit et le lendemain matin elle était tout engourdie. La patronne disait : « mais enfin on a bien du malheur, on a pris une petite maigre, elle va mourir chez nous. »

Une nuit, l’un de ses enfants étant malade, elle s’est levée pour faire une tisane et elle a vu ma mère qui pleurait dans son petit lit. Elle s’est approchée et lui a demandé ce qu’elle avait. Elle a répondu « j’ai mal à l’oreille ». Elle avait un abcès. On l’a soignée et quand il a percé elle a dormi 24 heures. Sa patronne venait la voir de temps en temps se demandant si elle n’était pas morte.

[…]

                Elle est restée plusieurs années dans cette ferme où elle se sentait heureuse, mais quand le patron est mort sa femme a dû vendre l’exploitation et elle est repartie chez sa mère à Panazol. C’est là qu’elle a grandi, s’occupant de ses frères et sœurs et qu’elle est partie travailler dans « les chiffons ». Elle les triait, c’était un métier à ce moment-là. Elle venait à Limoges tous les matins.

J. Comment ?

M. (indignation) A pied ! », Marie, ouvrière en chaussures, op. cit., p. 5-6.

[5] Cf. Le récit de Marie Dussartre elle-même : « J’ai grandi dans le Magoulet. Et là évidemment c’était le fief socialiste ; les petits n’allaient pas à la messe. Quand je suis née, le grand-père ne voulait pas que je sois baptisée, mais la mémé c’était la tradition et quand j’ai eu la typhoïde, que j’étais très malade le prêtre est venu on m’a ondoyée et ma mère a dit, « plus tard on la fera baptiser ». Les mois passaient, le baptême était toujours reporté.

                Nous avions un curé qui était très bien. Il venait dans le quartier, un quartier rouge, il parlait aux gens, et s’adressait toujours à ma mère pour demander « mais enfin quand allez-vous faire baptiser cette enfant ? ». A l’âge de trois ans, la décision a été prise. En cet honneur, comme on n’était pas riche, on m’a acheté un superbe bonnet ! Mon père, en bon maçon qui se respecte, m’avait appris à dire « nom de Dieu » et « merde » bien sûr, qui faisait parti du vocabulaire et je répétais « bête et de dieu ». Le fameux jour, nous voilà partis à l’église, le pauvre curé commence à dire ses prières et on m’enlève mon bonnet pour pouvoir faire ce qu’on fait pour un baptême. Quand j’ai vu qu’on m’enlevait ma coiffe j’ai commencé à trépigner et j’ai crié : « dedieu » « bede », « donne-moi le bonnet », Marie, ouvrière en chaussures, op. cit., p. 8.

[6] Ces archives ont été déposées au Archives municipales cette année même (2006).

[7] Centre National des Aménagements pour les Structures des Exploitations Agricoles, rue Maupas.

      

 

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