Entretien avec Jean Lafarge,
propriétaire du Poisson Soleil
réalisé par par Jeannette Chartreux et Michel Élie en 1991, transcrit
par J .-P. C.
Jeannette Chartreux : Comment avez-vous
acquis l’établissement ?
Jean Lafarge : Mes parents sont venus ici
le 1er janvier 1920. Ils ont acquis le commerce à M. Laroudy
qui était propriétaire des immeubles ainsi que du fonds de
commerce. Mes parents étaient propriétaires du café. J’ai pris leur
succession après leur décès. C’était déjà une guinguette, mais
il n’y avait pas de salle, mais des tonnelles, avec une tonnelle
couverte où se trouve la salle et puis de grandes tables, avec des
bancs. C’est moi en 1962 qui ai monté la salle avec des amis, le
nouveau commerce. En 1968 je l’ai pris à mon nom, avant je
travaillais à la cantine de l’Arsenal.
Michel Élie : sur des cartes postales, on
voit le bâtiment avec un pignon en brique sur lequel est écrit
« Poisson Soleil ». C’est reproduit sur le livre Les
Ponticauds.

Le
Poisson Soleil avant les travaux de rénovation
collection
J. Chartreux
JC : Et la photo que vous nous aviez fait
voir avec votre mère sur le bateau ?
JL : De ma grand-mère. C’est la mère de
mon père. Elle habitait en bas, dans cette maison qui est démoli. C’était
chez Médor. Elle était blanchisseuse. Elle avait deux ou trois femmes
qui lavaient le linge pour elle. Elle était assise dans un bateau,
justement, devant le ramier, les restes du ramier.
JC : Le ramier a disparu à quelle époque à
peu près ?
JL : Oh, avant la guerre de 14. Je ne
l’ai jamais connu.
JC : Vous n’avez jamais vu le travail du
bois sur la Vienne.
JL : Non non non…

La grand
mère de Jean Lafarge sur le bateau plat
JC : Quels souvenirs vous avez de la
guinguette, si caractéristique des bords de Vienne ?
JL :
C’était une guinguette, avec la traditionnelle friture et les habitués
du lundi, qui travaillaient dans la porcelaine et s’octroyaient le
lundi. Ils travaillaient le samedi, mais le lundi, c’était sacré,
l’après-midi. Ils allaient soit sur la route d’Aixe, Au Petit
Goujon, soit ils venaient au Poisson Soleil. Ils revenaient travailler le
mardi sans aucun reproche du patron, c’était presque dans les
habitudes. Mes parents l’ont vécu… c’était jusque en 30-35. Après
c’était perdu, ce n’était plus du tout la même vie. Ils
n’avaient plus les mêmes libertés dans les ateliers, qu’ils
avaient avant. Dans la porcelaine et la chaussure, il y avait des
ouvriers très qualifiés que les patrons étaient heureux de recevoir,
les peintres dans la porcelaine, les coupeurs, « coupeurs de vache »,
dans la chaussure.
JC : Votre clientèle était une clientèle
ouvrière ?
JL : Oui, des ouvriers, qui gagnaient très
peu, mais en rapport avec le coup de la vie de l’époque. Ils
n’avaient pas le souci du chômage.
ME : Qui est-ce qui vous fournissait le
poisson ?
JL : Il y avait des pêcheurs de métier,
au filet, qui le vendaient à mon père. On les mettait dans un vivier,
qui se trouve en bas, où il y a la source qui coule continuellement. A
la demande, ma mère descendait, un coup d’épuisette, dans le seau et
dans la poile après.
ME : J’avais vu sur une photo, sur la
route du Palais, une guinguette…
JL : Le Petit Goujon. C’était chez
Monsieur Marceaudon.
ME : ça se situait où exactement ?
JL : Tout de suite après la sortie du pont
Saint-André qui aboutissait à l’écluse qui se trouve encore là-bas,
où il y avait la tannerie de chez Whitechurch.
ME : La pêche à l’épervier était
autorisée en ces temps-là.
JL : Avec un épervier tenaille, 10 mm, il
fallait pas avoir la maille au-dessous, ça vous calibrait le poisson ;
on attrapait le petit goujon, la… il n’y avait pas de gardon dans la
Vienne, mais toute la petite friture.
ME : La pêche à l’épervier a perduré
jusqu’à quelle époque ?
JL : Tout de suite après la guerre, les
lois sont devenues plus sévères. D’abord les gens qui pêchaient
sont décédés, il n’y en avait plus beaucoup qui savaient lancer
l’épervier et ça s’est perdu vers les années cinquante.
ME : Je n’ai jamais vu ça moi, je suis né
en 49…
JL : C’est dommage, parce que c’était
joli. Lorsqu’il y avait des orages, ils organisaient des battues. Ils
avaient des fois dix, douze bateaux. On descendait depuis derrière le
Pont-Neuf, ils passaient de chaque côté et l’on formait un cercle et
au commandement d’un des pêcheurs, le plus âgé en principe,
« Allez, faites ! », tout le monde lançait le filet, ça
fait que ça emprisonnait presque le poisson dans une circonférence de
trente, quarante, cinquante mètres.
JC : Comme il y avait une maille déterminée…
JL : On ne prenait pas le petit, et
d’ailleurs quand ils pêchaient, les gens remettait les petits dans la
Vienne, pour la reproduction. Ils ne vivaient que de ceci, de la pêche
et du ramassage de sable dans la Vienne. Ils ne faisaient que ça, ils
n’avaient pas d’autre métier.
JC : Et de l’autre côté, il y avait la
Crotte de Poule…
JL : Ah elle est venue plus tard, juste un
peu avant la guerre. Je l’ai expliqué souvent, la Crotte de Poule
s’est installée à la suite des fêtes du Pont Saint-Étienne :
des commerçants du quartiers demandaient une autorisation de trois
jours pour venir monter une toile de tente avec des tables que la maison
Mapataud La Plagne prêtait pour faire la fête. C’était le samedi,
le dimanche et le lundi le feu d’artifice des Enfants de la Vienne. Le
Léon Jeammot habitait là-bas et on lui avait dit un jour « tu
pourrais bien demander une autorisation pour faire une buvette, tu en
profiterais ». Il l’a demandée et ça a suivi.
JC : Il y avait une complémentarité mais
pas une concurrence entre vous.
JL : C’était une amitié parfaite. Même
là, quand il tenait… il venait voir là mes parents, et chantait…
il chantait très bien d’ailleurs. C’était tout à fait des amis,
c’est sûr.
JC : Est-ce que vous vous souvenez des
usines qui se trouvaient de l’autre côté de la Vienne, en face de
chez vous ?
JL : De l’autre côté il y avait la
filature avec une grande cheminée, chez Legros…
JC : Est-ce que ce sont les bâtiments que
l’on voit encore ?
JL : Non non non. Derrière la buvette du
Port du Naveix, derrière le foyer, ces bâtiments en ciment, c’était
des bâtiments qui appartenaient à la maison Legros. En face,
maintenant c’est chez Mr Barjet [?], mais c’était Mr Boyer son
oncle, qui avait ouvert une buvette en face, qui travaillait à la
brasserie chez La Plagne. Il avait ouvert une buvette en face, et il
venait boire son verre, mon père, quand on pêchait ; on allait
boire une chopine là-bas pour marquer le coup. Bon, ça c’est
toujours fait en amitié, quoi.
JC : Vous ne vous rappelez pas d’une
usine de chaussures qui s’appelait Étier [?], qui apparaît sur des
photos qui nous ont été confiées ?
JL : Pas en face, il n’y avait pas
d’usine de chaussures, ici en face…
JC : Il y avait bien du charbon qui était
déposé…
JL : Ah, mais le charbon se trouvait en
bas, au Port du Naveix !
JC : Et vous trouvez ça loin vous, mais
pour nous c’est tout près !
JL : Les camions vidaient le charbon dans
une soute et un monte charge par côté
l’amenait dans les chaudières de l’usine électrique.
JC : C’est bien cette cheminée que l’on
aperçoit sur certaines photos…
JL : Oui c’était la plus grande cheminée,
elle faisait 75 m. Elle a été démolie dans les années Cinquante. La
dernière qui restait c’était chez Legros.
***
Jeannette Chartreux lui montre une carte postale
colorée
JL : C’est Baptiste Blanc qui habitait
chez mon père au 7 de la rue du Naveix, il faisait le garçon chez mon
père… Voilà la maison de ma grand-mère, voilà la grande cheminée
de 75 m. de hauteur et voilà la charbonnière ; le grand mur
blanc, c’est ce qui butait la charbonnière là. Voilà les périssoires
de chez moi, que mon père louait : c’était des barques plates
avec une pagaie. On les louait à l’heure. Et moi, j’en ai refais
dix de plus après. Regardez les escaliers pour descendre là, pour
attraper les barques. Les dernières ont été vendues par mes parents
pendant la guerre, en 43 ou 44, celles-ci datent de 1935-40.

aux
pieds du Poisson Soleil : à droite Baptiste Blanc, employé de Jean
Lafarge et le jeune Jacques Combeau, les périssoires, l'usine à
gaz...
JC : Après la guerre le café a retrouvé
son activité ?
JL : Bien sûr son activité
traditionnelle, avec des fritures tant qu’on a pu en faire jusque aux
années cinquante. Il n’y avait plus personne qui pêchait.
ME : Je n’ai jamais connu les fritures,
moi.
JC : Il n’y avait jamais de bal ?
JL : Non, il y avait quelque fois les
copains qui venaient avec un accordéon quelconque.
ME : Quand vous avez fait
l’agrandissement vous ne faisiez plus de fritures, mais seulement des
repas…
JL : Des casse-croûtes…
JC : Et vous resterez toujours là ?
JL : Toujours, jusqu’à la fin, tant que
ce sera possible, et quand je ne pourrai plus me remuer, j’irai finir
dans une maison de repos, peut-être comme ma femme, à Chastaing...

Jean
Lafarge le jour de l'entretien
collection
Jeannette Chartreux
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