Article
de
J.-C.
E.
à partir d'un entretien
avec Simone
Cacaly
Paru
dans Le Limousin, Journal d'informations municipales en octobre 1977
Cet
article, qui présente le principal défaut de donner une image idyllique et
donc enjolivée de la vie dans le quartier du port du Naveix. Le récit de la
création du café-restaurant n'est pas non plus conforme à ce que l'on sait
par ailleurs (il fut d'abord un café, avant de devenir un restaurant). Mais
contient de larges extraits d'un entretien avec Simone Cacaly, fille des époux
Jeammot, tenanciers de la Crotte de Poule. Les propos de Simone Cacaly, sans
doute en partie réécrits, contiennent cependant de très riches éléments de
témoignage qui nous ont décidé à publier ce document dans la rubrique
Témoins. Il faut en tout cas se reporter aussi à l'entretien que Simone Cacaly
a donné à Michel Guillen pour le journal Les cris du quartier, en 2003,
que nous reprenons aussi.
La
photographie par laquelle nous illustrons l'article nous a été prêtée par M.
et Mme Lachaud.

La Crotte de Poule
en 1948 (col. famille Lachaud)
La
« Crotte-de-Poule » et le port du Naveix : une belle page de la
vie d’autrefois
Dix-sept avril 1934. Ce matin-là, Mme Jeammot
ouvre ses fenêtres sur le Port du Naveix ancré dans une nouvelle vocation.
L’ancestrale demeure, coiffée de
tuiles rouges, arbore plus fièrement qu’à l’ordinaire ses authentiques
colombages croisés dans le torchis de murs encore solides. Ce matin même, elle
prend de l’importance dans la vie ponticaude, une pancarte fraîchement
accrochée sur sa façade annonçant à qui veut bien le voir : Café-restaurant.
A la première heure de la matinée,
un couloir étroit et empierré conduit les premiers consommateurs dans une
vaste salle tapissée de lambris clairs et de papier à fleurs. Quatre tables
pour quatre personnes chacune, une pour huit, une banquette recouverte de
velours et semblable à celles du Cirque-Théâtre, quelques chaises en bois sur
un plancher blanchi par les lavages, invitent les clients à prendre place pour
le premier casse-croûte de l’endroit.
Au fond de la pièce, un poêle rond
attend des jours plus durs pour prendre ses fonctions. Au plafond pendent deux
lustres à boules rouges, et une plaque en zinc, recouvrant une commode repeinte
en blanc suggère aux visiteurs la tâche qu’on lui a destinée. Au-dessus de
ce comptoir improvisé, des franges de tissu propret décorent des étagères
supportant plusieurs rangées de verres d’où les premiers viennent d’être
sortis.
Dans une pièce voisine, un petit
salon est prévu « pour ceux de la haute… au cas où il en viendrait ».
Au sous-sol, à une température dont
rêve tout sommelier, la grande cave voûtée a fait le plein en barriques de
vins, rouge, blanc, rosé, et aussi de ce grenache aux vertus apéritives et
autres, qu’autorise la licence III affichée dans l’entrée.

même photographie (détail)
De
droite à gauche : Marcelle Jeammot, Catherine Jeammot (la Cathe), Léon
Jeammot, Pierrot Jeammot en tenue des Enfants de la Vienne
La
« Crotte de Poule »
En ce jour inaugural, le soleil donne à pleins feux sur le nouveau débit
de boissons. Tout à côté trône la maison carrée et rassurante de Louis
Goujaud, « l’ami du peuple » ; de l’autre côté de la
route, perchée sur les fils des laveuses, les oiseaux xylophonent de joie leur
symphonie printanière ; tout en vas du pré, la Vienne fait le gros dos
comme un chat qui s’éveille ; juste en face, à deux pas de
l’Université Populaire, la cheminée de la blanchisserie Deschamps envoie ses
épaisses volutes noires sur le fond bleu du ciel annonciateur des beaux jours.
A la terrasse du café, sous le grand
balcon déserté par les locataires, trois anciens diffèrent encore le moment
de gagner leurs tables familiales respectives où déjà le déjeuner les
attend.
A l’unanimité, ils décident de
remettre dans leurs verres une rasade de ce bon vin, un peu capiteux à
l’appellation incontrôlée, mais qui vaut mieux comme ça.
Là-bas, près du pont Saint-Étienne,
à l’endroit même où s’élève la haute cheminée de l’usine électrique,
ils ont connu, autrefois, la guinguette qui animait les soirées de leur
jeunesse. Pour leur vieux jours, s’offre aujourd’hui à eux cet établissement
paisible où l’on promet, à peu de frais, bons vins et bonne chère.
« Alors petites, comment va-t-on
l’appeler, ce bistrot » lance en langue limousine un des anciens à la
patronne.
– Il y a « La Mère Michèle »,
« Le Poisson Soleil » dit un autre, quel nom veux-tu donner au tien ?
Devant eux, sur la table, une poule du
voisinage à laissé les stigmates de son passage matinal. Cela permet au troisième,
dans un trait de génie, de triompher devant tous :
–
Eh bien, appelons-le « Crotte de
Poule ».
Une page de Limoges s’ouvrait. La
« mère Jeammot », comme diront plus tard les habitués, n’allait
plus quitter ses fourneaux. C’en était assez pour que toute une génération
dévale au Port du Naveix se régaler de fritures à toute heure et commande à
l’hôtesse des petits plats bien mitonnés pour le plaisir des fins gourmets.

toujours
le même cliché : Simone et Nicole Jeammot
La
battue des ravageurs
Mme Simone Cacaly, la fille de la maison, et ses nombreux amis naveteaux,
racontent aujourd’hui leurs beaux souvenirs d’enfant, d’adolescent,
d’adulte. Écoutons-les parler de ce petit monde typique qui organisait des fêtes
fastueuses, attirant tout Limoges sur les bords de la Vienne, savait vivre comme
de nos jours on cherche à nouveau à le faire, et maniant le « comte »
sans égal, rentabilisait la Vienne, véritable source de revenus pour tout
Ponticaud.
« Les Naveteaux aimaient la
Vienne, dit Mme Cacaly, comme les marins aiment la mer. Ils avaient tous leurs
bateaux plats et des grandes batelles leur permettaient de ramasser le sable et
de faire les battues.
« Pour la plupart, ils
travaillaient dans la porcelaine, quelquefois dans la chaussure, mais le cours
d’eau était pour eux une raison de vivre. Ils vendaient leurs pêches aux
grands restaurants, fournissaient en sable les entrepreneurs, blanchissaient les
grands hôtels, organisaient sur l’eau des fêtes mémorables. Hommes et
femmes trouvaient de l’ouvrage dans le cours d’eau. Ils l’exploitaient
comme une mine.
« Les enfants avaient aussi
leurs mini-bateaux plats Moi-même, j’en avais un et m’en servais aller
faire en face, chez le boucher, les commissions de mes parents. J’abordais
devant chez Deschamps, le blanchisseur, là où maintenant s’élève un
immeuble neuf.
« La Crotte de Poule était le
quartier général des Naveteaux. Là, entre deux parties de belote, ils
attendaient le bel orage propice à la battue.
« Quand la pluie s’abattait
enfin, de jour ou de nuit, les bateliers partaient avec leurs grands filets,
raconte Mme Cacaly. La pêche à la ligne, ils ne connaissaient pas ; les
gendarmes pas plus. Le braconnage était chez eux une institution : il n’était
pas de Ponticaud à ne pas savoir le pratiquer.
« Une fois sur l’eau, ils
remontaient doucement la Vienne, quelquefois à neuf ou dix bateaux, évitaient
soigneusement de faire cogner le comte contre les caisses, puis se laissaient
redescendre au fil de l’eau, le chef de battue soudain criait : « Prêt »,
et à l’ordre, tous les filets s’abattaient comme un seul sur la proie.
« J’ai vu jusqu’à 150 kilos
de poissons revenir sur les bateaux. »

et...
la poule de La Crotte de Poule ! (en bas à gauche de la photographie)
Les
fritures de goujons
Le lendemain ou le soir même, « La Tosca », avec son grand
panier d’osier, pouvait approvisionner ses clients (les grands restaurateurs
de la ville) et Mme Jeammot faire cuire des fritures et des fritures de « tafouais »
(gardèches et goujons »), les mateurs (avocats, médecins, hommes
politiques, ouvriers, jeunes et vieux) venus de tous les quartiers de Limoges,
se précipitant à la « La Crotte de Poule » pour une dégustation.
« Dès qu’un orage éclatait,
reprend Mme Cacaly, c’était comme ça : les Ponticauds sortaient de
partout. Il en était qui quittaient leur travail « par la porte de derrière »
pour venir jeter leur filet dans la Vienne. Ils avaient ça dans la peau. Les
patrons le savaient, fermaient les yeux et venaient parfois déguster une bonne
friture à « La Crotte de Poule » réputée pour son site et sa
bonne table.
« Chez nous, il y avait toujours
du goujon. Dès que l’eau montait un peu, mon père prenait le « bonnet »
(petit filet), le cachait dans un seau hygiénique pour tromper le redoutable
pipelet du coin à la solde de la maréchaussée, et allait le jeter promptement
sur les pierres des laveuses où, quand l’eau refroidissaient, se réfugiaient
les goujons. D’un coup, il réussissait à en sortir 10 à 15 kilos, c’est-à-dire
de quoi nourrir bon nombre de clients. »
Les « ravageurs » nettoyaient la Vienne ; on leur en
savait gré. La rivière, avant la dernière guerre, était transparente. En son
fond, nulle trace de vase et de dépôts de toute sorte. Sur son lit de sable
pullulaient des poissons bien agréables au goût.
« La friture, dit Mme Cacaly,
avait ses amateurs impénitents. Les Ponticauds eux-mêmes en raffolaient, mais
leur vrai casse-croûte, celui qu’ils recherchaient, étaient les escargots
ramassés dans les buissons du faubourg des Casseaux. ».
A son menu, « La Crotte de Poule »
proposait aussi les « grillons maison », le petit salé, le lapin
sauté et les pigeonneaux du clapier et du colombier maison.
« Les hommes d’affaires,
poursuit notre interlocutrice, trouvaient le calme dans le petit salon. Ils nous
faisaient de bonnes commandes. La grande salle ne désemplissait pas et nous
devions préparer des grosses lessiveuses de salade pour faire face à la
demande des clients. De midi à une heure avancée de la nuit, ma mère ne
quittait pas ses fourneaux et quand la nuit tombait, tout le monde chantait
« La Chanson des Ponticauds », « Le Passeur du printemps »,
« Le Temps des Cerises » et « La Chanson de la Crotte de Poule »
que mon père avait créée.
« Simon Leboutet, dit « Simon
Jazz » venait parfois jouer de l’accordéon, de la batterie et sifflait
merveilleusement bien des valses musettes. Depuis le balcon, il faisait danser,
sur la route, une centaine de personnes éclairées aux flambeaux. La fête,
parfois, se prolongeait tard dans la nuit. C’était la belle époque. »
Marchand
de bois
Marchand
de sable
M. Jeammot, comme les autres Ponticauds, se levait de bon matin. Avant de
prendre son travail, il « ramassait deux ou trois mètres de sable »
pour les entrepreneurs et gagnait, en peu de temps, plus qu’en une journée à
l’usine. « Chacun avait son tas de sable, explique Mme Cacaly, et il ne
venait à l’idée de personne d’en prendre un seul grain au voisin ».
L’exploitation de la sablière était
un travail d’homme, une activité se rapprochant de celle qui, autrefois,
avait fait les beaux jours du Port du Naveix.
« A la fin du siècle dernier,
reprend Mme Cacaly, des « ramiers », sorte de croisillons de bois,
barraient la Vienne juste en face de chez nous. Mes grands-parents racontaient
qu’ils servaient à retenir des billes de bois venues des hauteurs corréziennes
et destinées à faire cuire la porcelaine. Des charrettes étaient chargées
par les Ponticauds (véritables dockers du Port du Naveix) puis tirées par des
chevaux, elles partaient pour les usines proches : chez Gérard, chez Redon
ou ailleurs. C’était la grande prospérité du quartier. »
Les
laveuses dans leurs « bachous »
Mme Cacaly ne se lasse pas maintenant de regarder les photographies
d’archives que je lui montre. Elles lui racontent plusieurs générations et
éveillent en elle d’autres souvenirs de son quartier natal.
Le doigt pointé sur une image du bord
de la Vienne, elle observe avec nostalgie : « Là se tenaient les
laveuses. Au Port du Naveix, elles étaient une bonne trentaine à avoir leurs
pierres. Agenouillées dans le « bachou », le « peiteu »
solidement planté dans la main, elles blanchissaient le « haut de la
ville » et les grands hôtels ; été comme hiver. A la mauvaise
saison, leurs doigts étaient gelés mais elles trouvaient assez de courage pour
accomplir leur besogne. Derrière elles étaient postée une sorte de « chèvre »
assez haute où s’égouttait le linge qu’elles mettaient ensuite à bouillir
dans les grandes lessiveuses posées sur des feux de bois. Les jours de pluie,
elles ouvraient, pour s’abriter, leurs grands parapluies bleus.
« Dans le pré, chacune avait
son étendage et il ne fallait pas (comme pour les pierres) qu’une laveuse
prenne le fil d’une autre sinon c’était le conflit.
« Les laveuses se disputaient
souvent, échangeaient des propos aigres-doux mais quand l’une d’entre elles
était malade ou en difficulté, la solidarité ponticaude jouait : elles
étaient trente pour l’aider. »
Laver le linge était, au bord de la Vienne, une véritable industrie.
« Ma grand-mère, poursuit Mme Cacaly, comptait, à une époque,
cinquante-deux laveuses sous sa coupe. Elle avait à honorer de multiples
commandes et appelait du renfort contre de bonnes pièces. »
Le travail fait, les laveuses remontaient la rue du Naveix, lessiveuse
sur la tête, et il était toujours de vbonnes vivantes pour « passer en
chanter une chez la mère Jeammot ».
Les grandes fêtes
Mme Cacaly garde aussi un souvenir vivace des
grandes fêtes ponticaudes et de la foule massée sur le pont Saint-Étienne et
au Port du Naveix. La Vienne était une attraction et les Naveteaux étaient
gens hospitaliers.
« Les Enfants de la Vienne, la
société du quartier animée par les frères Colombeau, étaient installés rue
du Naveix, mais le centre de gravité des festivités était… La Crotte de
Poule.
« Les fêtes, dit Mme Cacaly,
s’y préparaient des mois à l’avance. Les hommes montaient de saynètes, répétaient
des gags, fleurissaient des chars, aménageaient des radeaux, préparaient des
lampions.
« La grande fête annuelle
durait trois jours. Les brasseries prêtaient leurs bâches pour les buvettes.
Les fillettes vendaient des petits bouquets de fleurs rouges achetées chez la
jardinière, la mère Leguet, et rehaussées d’un ruban blanc.
« Je me souviens de Baptiste
Vergnes faisant le « saut de Monte-Cristo » : dans un sac
enflammé à l’essence, il se jetait du plongeoir dans la Vienne.
« Les pièces, sur l’eau, se
jouaient sans micro et mon père restait ainsi des jours sans pouvoir parler.
« Le feu d’artifice était
l’apothéose. Il attirait des milliers de personnes. Le feu de Saint-Jean
avait autant de succès et pour Carnaval, les femmes, à la veillée,
confectionnaient des déguisements et, le « grand jour », préparaient
les pâtés de viande et de prunes noires.
« Quoi qu’il arrive, il
fallait faire mieux que les «Marins du Clos ; pour les battre, pour
l’honneur de la société, à la course de bateaux plats, dans les joutes, au
concours de capacité à conduire les embarcations, et nous, enfants, défendions
âprement les couleurs « blanche et rouge » dans les compétitions
à la nage. C’était toute une époque. »
….
Petit à petit, les lampions s’éteignaient.
Les premières maisons, vétustes, usées par les années, tombaient sous les
pioches des démolisseurs. Les boulistes supplantaient les laveuses au bord de
l’eau. En 1960, La Crotte de Poule disparaissait. Restaient les souvenirs.
Ceux que nous venons d’évoquer.
Aujourd’hui, le quartier retrouve
vie ; une vie autre et tout aussi engageante. Un foyer de jeunes
travailleurs est en projet, une rédisence de personnes âgées va bientôt
ouvirir ses portes. Des jardins s’aménagent. Une page est tournée.
J. C. E.