Entretien avec Suzanne Calois

 

Entretien mené le 3 avril 2006 par Jean-Pierre Cavaillé (J-P. C.), Baptiste Chrétien (B. C.) et Jean-Christophe Dourdet (J-C. D.) chez Suzanne Calois (S. C.) au Val de l’Aurence à Limoges

Transcription Baptiste Chrétien

 

J-C. D. : On travaille sur le côté ouvrier des Ponts en rapport avec les langues qui étaient parlées dans le quartier, le patois[1]

S.C. : le patois limougeaud, pas limousin, mais limougeaud ! Parce que j’avais ma grand-mère, moi, qui habitait route de Babylone, qui doit se dire maintenant rue de Babylone, et elle ne parlait qu’en patois, mais limougeaud, c’est pas le même patois que les campagnes.

J-P. C. : Mais alors ils se distinguaient par quoi selon vous ? C’était l’accent qui le changeait ou bien aussi le vocabulaire ?

S.C. : Vous savez on avait un vocabulaire, euh…normal…

J-P. C. : mais est-ce que dans votre patois, c’est l’accent qui était différent ?

S.C. : Oui l’accent était différent. On nous considérait, quand on était des Ponts, des gens pas très… « Tu ses daus Ponts, ça va, si tu ses pas daus Ponts, dins l’aiga ! » comme on disait en patois à Limoges.

J-C. D. : Vous comprenez bien le patois?

S.C. : Je comprends si on ne parle pas trop vite mais je peux pas dire que je parle patois…

J-P. C. : Mais vous l’avez entendu parler dans votre jeunesse ?

S.C. : Dans ma famille oui. J’étais au 18 de la route de Toulouse et j’étais beaucoup route de Babylone chez ma grand-mère, on allait lui voler sa crème comme tous les enfants.

J-P C. : Ca veut dire qu’elle avait du lait, mais elle l’achetait?

S.C. : Elle achetait la crème à des maraîchers avec les chevaux qui vendaient du lait, des légumes, elle leur achetait des pots de crème qu’elle cachait dans la commode parce qu’il n’y avait pas de frigidaire…

J-C. D. : et donc elle parlait patois votre grand-mère ?

S.C. : Oui elle ne parlait que patois. La pauvre, c’était une femme qui avait eu six enfants, elle était lavandière au pont Saint-Martial, elle allait faire la lessive pour les gens. Elle s’appelait Marie Brédier.

J-P. C. : Elle n’avait pas un surnom de métier, de lavandière ?

S.C. : Non je ne le connais pas, je n’en ai pas souvenance. Vers le pont Saint-Martial il y avait ces femmes qui lavaient le linge, la route de Babylone et le pont Saint-Martial ça se touchait.

Mon grand-père je l’ai pas connu, il est mort tout de suite après la guerre de 1914.

J-C. D. : Vous savez quand est née votre grand-mère ?

S.C. : C’était la mère de mon père qui lui était né en 1887. Elle devait avoir 25 ou 30 ans quand il est né. Mais je ne sais que la date de naissance de mes parents.

J-P. C. : Et vos parents qu’est-ce qu’ils faisaient eux ?

S.C. : Mon père était cheminot, à cette époque, c’était pas la SNCF c’était le P.-O., le Paris-Orléans. Papa était tourneur, il faisait le chemin de la route de Toulouse, du Pont-Neuf, jusqu’au dépôt à la passerelle Montplaisir, ça lui faisait du chemin…Puis il a été à Périgueux pour monter d’un échelon. Un soir qu’il rentrait de Périgueux, c’était la nuit, sur le Pont-Neuf il a été attaqué par des voyous. Parce qu’il y avait des bandes de Ponticauds et de villauds[2] comme on les appelait. Alors ils lui ont mis le briquet sous le nez, parce que ce n’était éclairé que par des becs de gaz, et ils lui ont dit « Tu ses daus Ponts o tu ses pas daus Ponts ? », il leur a  dit « je suis de la route de Toulouse », alors ils l’ont laissé passer. Parce qu’il y en a qu’ils jetaient du Pont-Neuf…

J-P. C. : Mais si on jette quelqu'un du Pont-Neuf il y a de fortes chances qu’il meure, c’est un crime…

S.C. : C’était pas de crime non ! Mais il y en a qui se noyaient. Moi je sais ça de mes parents…

B.C. : Mais qu’on les jetait du pont, on se demande toujours si c’est une vérité ou une légende, vous ne l’avez jamais vu faire personnellement?

S.C. : Je ne l’ai pas vu mais je ne peux pas vous dire si c’est une légende. Des histoires qui se racontaient comme ça y’en-a-t-y… Je sais que mon père a vécu une fois ça, ils lui ont posé la question et il a eu très peur.

J-P. C. : Mais du pont Saint-Martial ou Saint-Etienne, ça paraît plus plausible, le Pont-Neuf est très haut !

S.C. : On dit qu’ils les jetaient même du Pont-Neuf… Moi j’ai vu un oncle, ça je m’en rappelle très bien, un costaud qui avait fait la guerre de 1914, il avait fait un pari avec des copains, ce frère de ma mère avait plongé du Pont-Neuf dans la Vienne. Il l’a vraiment fait, sans qu’on l’y jette, c’était un bon nageur sans doute.

J-C. D. : Sans indiscrétion, quelle est votre année de naissance ?

S.C. : J’ai 85 ans, je suis du 13 avril 1921.

B.C. : Alors votre père cheminot a continué à vivre aux Ponts, il n’est pas parti dans le quartier Montplaisir ou du Grand Treuil avec les autres cheminots ?

S.C. : Quand j’avais 8 ans nous sommes partis vivre aux Coutures. La gare a été faite en 1928 je crois, et nous sommes allés à la cité des Coutures quand ils terminaient de construire la gare.

J-P. C. : Votre mère ne travaillait pas ?

S. C. : Si, elle était décalqueuse[3] chez la fabrique Legrand. Route de Toulouse quand j’étais enfant, il y avait une conserverie. L’été, à la saison des petits pois et des haricots verts, nous les enfants on allait chercher des grandes panières en osier et on épluchait devant la porte de la maison pour faire les conserves.

B.C. : Vous connaissez le nom de cette conserverie ?

S.C. : Je ne m’en rappelle plus. Je crois que c’était aussi une salaison, ils faisaient de tout. Et l’hiver on faisait les « zizis » de chez Legrand. Ma mère ne travaillait plus dans la porcelaine parce que Legrand s’était mis aux pièces électriques. Les « zizis » comme on disait, c’était des prises électriques, il y avait des petites vis, et avec nos petits tournevis on devait visser les pièces, je le revois comme si c’était aujourd’hui. C’était un travail à la tâche qu’on faisait à la maison, plus on en faisait plus ma mère était payée. On vivait pas dans la misère mais c’était pas l’opulence non plus…

J-P. C. : En général les anciens Ponticauds disent qu’ils vivaient dans deux pièces pour toute la famille…

S.C. : C’est exact. Nous habitions au dernier étage de cette maison route de Toulouse, c’était mansardé. On avait deux pièces sans eau et sans électricité. Il fallait aller chercher l’eau avec nos petits seaux à la grosse fontaine en haut de la route de Toulouse vers le Pont-Neuf. Nous étions locataires. Ensuite quand la cité des Coutures s’est construite  mon père a fait une demande pour se rapprocher de son travail, et j’y suis restée longtemps, je m’y suis mariée, deux de mes enfants y sont nés. Ensuite je suis montée à Beaublanc, j’y ai habité onze ans, puis je suis redescendue aux Coutures, et à la retraite de mon mari on a acheté une vieille maison à Compreignac. Mais j’aimais pas bien vivre à la campagne et quand mon mari est décédé il y a 19 ans je suis revenu vivre à Limoges, au Val de l’Aurence.

18 route de Toulouse en 1921 ou 1922. La petite Suzanne est dans les bras de sa mère

 

J-P. C. : Il y avait d’autres Ponticauds aux Coutures, comme Jeannette Dussartre…

S.C. : J’ai bien connu la Jeannette, elle s’était mariée avec un prêtre ouvrier, c’était une femme  d’action, elle faisait beaucoup de manifestations. Il y avait beaucoup de Ponticauds qui se sont retrouvés aux Coutures, on se connaissait, il y en avait pas mal qui étaient cheminots.

J-P. C. : Aux Coutures la vie devait être beaucoup plus confortable que route de Toulouse ?

S.C. : Oh oui pensez, on avait l’eau, on avait des waters, pas de salle de bain, mais au moins on avait les toilettes, on allait plus au fond du jardin, mes parents avaient leur chambre,  avec mon frère et ma sœur on avait une chambre pour nous,  on avait une salle à manger, on était des rois là… Route de Toulouse on n’avait pas de salle à manger, on avait qu’une table, un buffet pour mettre la vaisselle, une grosse cuisinière noire en fonte, on s’éclairait avec une lampe à pétrole. Aux Coutures avec l’électricité en appuyant sur un bouton ça s’allumait, c’était luxueux.

J-C. D. : Quand vous étiez petite vous alliez à quelle école ?

S.C. : Vers cinq ou six ans j’allais à l’école maternelle du Pont-Neuf  comme mon père qui était né là-bas. Après avoir déménagé j’étais à l’école à la cathédrale, ça s’appelait « l’evequò », ensuite en grandissant on allait à l’école du boulevard Saint-Maurice.

J-C. D. : Est-ce que les enfants parlaient encore patois à l’école ?

S.C. : Non on parlait pas patois entre nous. A la campagne peut-être mais là c’était quand même la ville, les enfants ne parlaient plus patois entre eux. Mes parents ne parlaient pas patois entre eux. Ma grand-mère, elle, savait quand même parler le français mais elle parlait surtout patois.

J-C. D. : Mais dans la rue vous entendiez le patois ?

S.C. : Oui dans la rue beaucoup parlaient patois, surtout les personnes âgées, même aux Coutures. Aux Coutures on avait des douches communes et des grands lavoirs et les vieilles qui y allaient parlaient patois.

J-P. C. : Il y avait des étrangers dans le quartier des Ponts ?

S.C. : On n’en connaissait pas. Il n’y a qu’après la guerre d’Espagne en 1936 que des Espagnols sont arrivés. Mais j’en ai peu connu personnellement. Il y en a pas mal qui sont restés à Limoges. Mais à l’école il n’y avait pas d’étrangers, ou alors on n’y faisait peut-être pas attention à cette époque.

J-P. C. : Quand vous viviez aux Ponts où faisiez-vous vos courses ?

S.C. : Dans le quartier ! A l’époque avenue du Pont-Neuf il y avait le coop’, ça s’appelait l’Union de Limoges, il y avait une grande succursale, on allait surtout là-bas. Il y avait aussi le boulanger qui passait avec les chevaux, ma mère lui achetait le pain pour la semaine. On payait avec des bons et en échange on avait des pains de 750 grammes ou des tourtes, la baguette n’existait pas.  

B.C. : Et les marchands qui passaient comme ça parlaient patois eux ?

S.C. : Oh oui ils parlaient tous patois. Il y avait des laitières, des maraîchers, ils venaient tous avec les voitures à chevaux, de Couzeix, du Mas Gauthier, de Landouge, de toutes les campagnes des environs. A côté de notre maison c’était un petit magasin, un tailleur je crois. Il y avait un marchand de porcelaine déclassée qui passait dans le quartier avec son âne, il criait « Qui veut de la belle porcelaine ? ». Il y avait plein de marchands comme ça, les gens passaient et vendaient ce qu’ils pouvaient. Il y avait aussi les chanteurs avec leur orgue de barbarie, les gens leur jetaient des pièces par la fenêtre, ou les gamins descendaient leur donner.

B.C. : Est-ce que les Ponticauds faisaient aussi du commerce entre eux ?

S.C. : J’ai pas bien souvenir, mais je sais que les gens s’aidaient beaucoup entre eux. Tout le monde était solidaire, si l’un était dans la misère un autre essayait de l’aider, lui donnait quelque chose. Quand il y avait un décès et que des enfants tombaient orphelins on faisait des collectes pour les aider.

J-P. C. : Mais vous étiez quand même loin de la rivière vous…

S.C. : Oui, c’était encore plus fort au bord de la Vienne , c’était les vrais ponticauds. Moi je suis ponticaude, ils avaient laissé passer mon père parce qu’il était de la route de Toulouse, mais en bas à la rivière c’était vraiment les vrais ponticauds… avec leur bande de voyous.

J-P. C. : Vous dites voyous mais que faisaient-ils réellement avec leur bande ?

S.C. : On les appelait des voyous, des bandes à part…Ils ne tuaient pas comme ça arrive aujourd’hui, ils ne dépouillaient pas les gens, peut-être qu’ils volaient un peu. Mais c’était surtout des jeunes bagarreurs, ils aimaient se battre contre les autres bandes. Ils se battaient dans les bals musettes, au Cheval Blanc, au bal des Pâquerettes, c’était des bals musettes qui étaient tous sur le bord de la Vienne sur l’ancienne route d’Aix. Les jeunes s’y retrouvaient et se battaient entre bandes. Il devait y avoir des bandes du pont Saint-Martial, du pont Saint-Etienne, mais ils ne se tuaient pas, ils se foutaient juste des coups de poing.

B.C. : Quand vous avez quitté les Ponts, vous avez eu l’impression dans Limoges d’être cataloguée ou rejetée parce que vous veniez de ce quartier qui avait un peu mauvaise réputation ?

S.C. : On n’était pas vraiment mal vus mais ils nous repéraient tout de suite avec notre accent[4]. On me disait que j’avais un drôle d’accent, on savait que j’étais des Ponts. Aujourd’hui les enfants n’ont plus l’accent comme autrefois, ils vont à l’école, au lycée, ils n’ont plus le même accent que nous. Nous on n’y faisait pas attention sans doute.

J-C. D. : À quelle occasion vous alliez en ville ?

S.C. : La rue du Clocher ! C’était la promenade où la jeunesse se retrouvait beaucoup. J’étais apprentie du côté de l’avenue Ernest Ruben, en sortant je pédalais vite pour aller retrouver mes copines rue du Clocher. On la montait une fois, deux fois, trois fois, toute la jeunesse de Limoges était là. Mais il fallait rentrer à l’heure ! On faisait tout à pied ou à vélo…

J-C. D. : Il y avait le tramway aussi…

S.C. : Ah oui notre tram ! Il montait à Saint-Lazare là-haut. Tous les ans il y avait la fête des Cornards, ça aurait du être hier d’ailleurs. Alors on s’habillait chic, on avait les chapeaux avec les cerises, on se préparait pour monter à cette frairie à Saint-Lazare.

J.-C. D. : Ca s’appelait les cornards par rapport aux petits insectes?

S.C. : Oui. Il y avait une légende mais je m’en rappelle plus là. Et puis il y avait des gens qui allaient signer sur un registre et  ils écrivaient des bêtises. On les appelait les cornards, il y avait certainement un double sens, ça veut aussi dire cocu. En tout cas cette fête c’était quelque chose, on mettait nos habits du dimanche pour y aller. Quand j’habitais aux Coutures j’y allais encore. Il y avait beaucoup de monde, des gens pas que de Limoges, ça venait de partout pour cette fête. Il y avait des manèges, des stands où ça tirait, des marchands de bonbons…C’était une très grande fête, d’abord c’était la première frairie de l’année. Cette fête s’est perdue après la guerre je crois, dans les années 1950-1960.

J.-P. C. : Vous alliez à d’autres frairies ?

S.C. : Oui, il y avait toujours des fêtes de ponticauds, que ce soit le pont Saint-Etienne, le pont Saint-Martial…Il y avait les Marins du Clos, et aussi les rameurs qui s’en allaient de sous le pont, qu’on appelait les régates. Ils faisaient des belles courses sur la Vienne. Il y avait de belles fêtes sur l’eau, avec des barques plates décorées, on y mettait des guirlandes, des fanions, on défilait avec des lampions aussi, parfois il y en a qui brûlaient leurs affaires.

J.-P. C. : Et ces fêtes sur l’eau il y en avait une par an ?

S.C. : Oh il y en avait plusieurs je pense à cette époque, mais il y en a une qui comptait et qui compte encore je crois, la fête des Ponts. Il y avait aussi les feux de la Saint-Jean. Ils en allumaient un grand dans les carrières de la route de Babylone. Cette carrière appartenait à la famille Charbonnier qui était la plus riche de ces coins là, c’était les rois du quartier eux. Dans cette carrière pour la Saint-Jean les jeunes venaient pour chanter, danser, il y avait toujours un accordéon là, ça s’amusait.

J.-P. C. : Et il y avait le Carnaval aussi ?

S.C. : Oui, il se noyait à Limoges, sur le Pont-Neuf. J’avais des cousins qui habitaient la maison au dessus de chez nous, j’étais tout le temps fourrée avec eux. On se déguisait bien sur, avec des vieilleries. On passait avec notre panier et les gens nous donnaient des bonbons. Mais il fallait pas qu’on se fasse connaître, on avait des masques, des vieux à ma grand-mère je crois, des masques un peu rigolos, ou alors on se maquillait. J’avais un cousin qui boitait le pauvre, on le voulait pas avec nous pour pas qu’il nous fasse connaître, alors parfois on se battait. Pour Carnaval il y avait des gens qui décoraient des charrettes, il y avait peut-être bien  des chansons mais je ne m’en souviens pas.

B.C. : Est-ce que vous vous rappelez si votre grand-mère avait ce langage des lavandières un peu cru ?

S.C. : Non, pas ma grand-mère. Elle était très discrète, c’était une petite femme, ça n’était pas une matrone. Elle nous punissait quand on disait des gros mots, alors on se retenait, c’est pas que ça nous démangeait pas des fois de les dire…

B.C. : Est-ce qu’elle avait sa place à elle au bord de la rivière ?

S.C. : Oui elle avait son bachou[5]. Elles étaient toutes en rang, celles du Pont-Neuf, du Pont Saint Martial, elles se mélangeaient.  Avec mes cousins parfois on lui descendait sa brouette[6], on lui portait son linge.

B.C. : Les parents de votre grand-mère paternelle étaient déjà aux Ponts ?

S.C. : Non ma grand-mère est née à Saint-Auvent[7], son nom de jeune fille c’était Vincent. Elle avait dû venir à Limoges en se mariant. Elle était arrivée aux Ponts. Elle a fait six enfants. C’est pour ça que j’avais beaucoup de cousins.

Du côté de ma mère il n’y avait pas de grands-parents, elle était orpheline, elle s’était élevée dans un orphelinat à Paris. Elle est venue à Limoges avec une tante parce qu’elle avait de la famille ici. J’ai juste connu ses frères, mes oncles, jusqu’à leur mort. 

J.-P. C. : Et en habitant aux Coutures donc vous veniez toujours aux Ponts ?

S.C. : Oui souvent. Même pendant la guerre quand on a été bombardé aux Coutures en 1942 ou 1943, les Italiens nous avaient bombardé, il y avait eu deux décès. On  a pris peur et on est parti chez ma grand-mère route de Babylone, parce que c’était loin de la gare. J’avais vingt ans, je m’en souviens bien. Mon mari a été fait prisonnier en Allemagne. Il avait fait ses deux ans de service militaire, il en est revenu pendant trois mois, la guerre a éclaté et il a été rappelé, il est parti quatre ans.

B.-C. : Vous nous parliez des bals musettes mais est-ce que vous connaissiez des cafés aux Ponts ?

S.C. : Ah si j’en connaissais! Il y avait la Crotte de Poule vers le Pont Saint Etienne! J’ai bien connu ça, on fréquentait beaucoup ce café là. On y buvait de la bière. En face il y avait le Poisson-Soleil où on mangeait la friture, des petits goujons. C’était très gai.  Il y avait des naveteaux qui faisait la navette d’une rive à l’autre.

J.-C. D. : Vous vous souvenez comment était la rue du pont Saint-Etienne à cette époque ?

S.C. : Cette rue qui montait ? Ca s’est beaucoup arrangé là aussi…C’était tout à fait les vieux quartiers de Limoges ça, c’était des très vielles maisons de torchis là ! Ils ont dû en démolir beaucoup. A cette époque il n’y avait pas la patinoire et tout ça, c’est comme la rue du Masgoulet, il n’en reste rien maintenant.  

J.-C. D. : Et les ravageurs[8] il y en avait ?

S.C. : Oh oui ça il y en avait des ravageurs, des gens qui rapinaient, il y a toujours eu des malins…

B.C. : Mais ils savaient s’arranger avec la police  non?

S.C. : Oui entre eux ils devaient bien s’arranger…ils faisaient commerce de poisson…

J.-P. C. : Est-ce que les ponticauds buvaient ?

S.C. : Oui les hommes buvaient vraiment beaucoup à cette époque, du vin blanc surtout, mais il n’y avait pas de voitures, on ne soufflait pas dans le ballon… J’ai vu des hommes bien secoués avec ça…Il y avait des femmes qui buvaient aussi. Mais chez nous j’ai pas connu ça, d’abord mon père ne buvait pas.

J.-P. C. : Vous avez déjà vu des vignes dans les alentours ?

S.C. : Non moi je n’ai pas connu de vignes à Limoges, ni alentour.

B.C. : C’était un camion citerne qui livrait le vin aux gens comme dans les campagnes ?

S.C. : Non, notre pinard comme on disait, on allait le chercher à la Coop. On allait acheter nos litres  avec un panier à bouteilles, par trois ou par six. Les gens buvaient aussi l’apéritif, mais après le repas en famille il y avait surtout les digestifs, la Marie Brizard par exemple.

B.C. : Qu’est-ce que vous mangiez d’ailleurs ?

S.C. : On crevait pas de faim, mon père et ma mère s’arrangeaient pour nous faire des dîners qui coûtaient pas trop chers, par exemple des fritures, de la morue parce que  c’était pas cher à l’époque, aussi du ragoût, des pâtés de pomme de terre…. On ne connaissait pas les yaourts à cette époque, à part les Petits-Suisses que j’ai toujours connu, ou la caillade[9]. On mangeait peu de fruits à ce moment-là, beaucoup moins que maintenant. Surtout il manquait la viande, on n’en mangeait surtout les jours de fête, pour le Carnaval. Là on faisait un grand repas.

B.C. : Et comment vous cuisiez tout ça ?

S.C. : Nous on avait une cuisinière. Certains pour le Carnaval avaient beaucoup de choses à cuire, des pâtés de viande, des pâtés de prunes, des gâteaux, et ils portaient ça au boulanger qui avait un grand four.

B.C. : Chez vous on invitait souvent les voisins à manger ?

S.C. : Ah ça oui, il y avait une très bonne ambiance, une grande fraternité. Tout le monde s’invitait à manger, à boire le café, pour les anniversaires… c’était une vraie famille, les voisins faisaient partie de la famille.

B.C. : Vous avez connu les concours de pêche ?

S.C. : Oui il y en avait beaucoup, ceux qui attrapaient le plus de poissons gagnaient des petits lots, il y avait du monde qui participait à chaque fois.

J.-C. D. : A part la Vienne vous connaissiez d’autres cours d’eau ?

S.C. : Oui il y avait le Masromme, un petit ruisseau qui passait route de Toulouse et se jetait dans l’Auzette. Je sais pas exactement d’où il venait. Quand j’étais gamine on perçait le cul de la bouteille avec une ficelle, on mettait  de la mie de pain dedans et on attrapait des petits poissons dans ce ruisseau. L’eau n’était pas polluée alors il y avait beaucoup de poisson. Je pense qu’il est mort aujourd’hui ce ruisseau. Ils avaient construit une piscine route de Toulouse qui était alimentée par le Masromme et par l’Auzette. Cette piscine qui a été détruite il n’y a pas tellement longtemps. Sinon je  ne connais que l’Aurence et la Vienne dans Limoges.

B.C. : Votre grand-mère a arrêté de faire la lavandière à cause de l’ouverture des blanchisseries industrielles ?

S.C. : Ma grand-mère est morte en 1952, elle avait 97 ans. Elle avait surtout des clients dans sa jeunesse, quand elle avait 20 ans ou 25 ans. Quand j’étais petite elle descendait laver son linge mais je ne sais pas si elle avait encore des clients. Mais moi j’ai vu les lavandières jusqu’après la deuxième guerre. Après les machines à laver sont apparues. Ensuite quand j’étais aux Coutures j’allais comme toutes les femmes au lavoir du quartier. Là ça pipelait, ça y allait les histoires du quartier… J’ai eu une machine à laver à la naissance de ma dernière fille qui a 43 ans maintenant.

J.-P. C. : Au niveau de la politique quelles étaient les idées du quartier des Ponts ?

S.C. : Ah c’était plutôt la gauche chez nous, c’était l’époque de Betoulle. Mes parents, mon père, mes oncles, n’étaient pas communistes, ils étaient socialistes. Entre les communistes et les socialistes y’avait des prises de gueule, ça se bagarrait souvent même. J’ai connu des communistes très durs, c’était cependant des gens très gentils mais pour la politique…

J.-P. C. : Et pour la religion ?

S.C. : Moi je ne suis pas religieuse, je suis une athée. Je ne suis pas baptisée. Mais je ne suis pas contre la religion, je ne suis pas sectaire. J’ai toujours respecté les gens qui allaient à la messe. Mais on ne participait à aucune fête religieuse, à aucune ostension. Personnellement je suis allée à l’église pour des baptêmes, des communions… J’avais un cousin qui lui, même si il y avait un enterrement dans la famille, ne rentrait pas à l’église. Je ne me suis pas mariée à l’église, je ne veux pas aller à l’église quand je mourrais non plus mais moi, j’ai fait baptiser mes enfants. Mes parents ont respecté ça, alors que mon père n’était pas baptisé, c’était vraiment des socialistes dans la famille de mon père. Chez nous, on mangeait quand même la Cornue et la Cène, bien qu’on ne les faisait pas bénir, pour les Rameaux. Puis on mangeait aussi ce que l’on appelait des rameaux, ça ne doit plus exister, c’était très bon,  on faisait ça avec un morceau de bois auquel on pendait des sucreries, des cloches en sucre, des chaînes en sucre. Puis il y a aussi le vrai rameau, les gens font bénir un rameau et le pendent en quelque part pour protéger la maison ou le portent au cimetière, il y en a beaucoup sur les tombes.

B.C. : Vous aviez des frères et soeurs?

S.C. : Oui, j’avais une sœur de quatre ans de plus que moi qui est morte à 20 ans. J’avais aussi  un frère aîné de 9 ans de plus que moi. Il était cheminot comme mon père et comme mon mari Son fils aîné, mon neveu, est cheminot aussi, c’est de famille. Mon mari voulait faire rentrer notre fils aux chemins de fer mais lui avait la tocade de la route. Il a passé ses examens à la SNCF à Périgueux mais il a tout raté, comme c’était un garçon intelligent je pense qu’il a fait exprès et il est devenu routier international.

Mon grand frère est décédé maintenant, il est allé vivre à Béziers à l’âge de 20 ans, c’est pour ça que j’y suis allée souvent pendant 60 ans, le train était gratuit pour nous. Quand j’ai mes petits neveux de Béziers au téléphone ils se moquent de mon accent, parce qu’on n’a pas le même accent, alors ils me demandent « Tata, tu es bien dans tes petits sabots »[10] ?

B.C. : Vous, qu’avez-vous fait dans la vie ?

S.C. : J’étais couturière. J’ai fait mon apprentissage chemin de Nazareth et après j’étais aux Dames françaises, c’était un grand magasin renommé qui était dans la rue Jean-Jaurès. On faisait de la couture, des retouches pour les belles dames, des dames très riches de docteur…J’y suis rentrée à 18 ans et j’ai travaillé jusqu’à 30 ans, jusqu’à la naissance  de mes enfants, ensuite je m’occupais de mes quatre enfants.

 

 Madame Suzanne Calois



[1] Nous employons ici volontairement le terme de « patois » car il est, l’histoire a malheureusement tout fait pour, plus aisément compris par les personnes âgées et il est porteur pour elles d’une plus grande charge émotionnelle que le terme pourtant réellement approprié d’occitan, ou plus précisément d’occitan limousin.

[2] Les Ponticauds appelaient « vilauds » (limousinisme signifiant ‘ceux de la ville’) les Limougeauds n’habitant pas le quartier des Ponts mais résidant dans les quartiers entourant la mairie. Ce terme est intéressant car il prouve bien une conscience identitaire de la population  ponticaude comme communauté à part dans la ville de Limoges.  

[3] Décoratrice sur porcelaine.

[4] L’accent des  anciens Ponticauds comme Mme Calois est en effet, sur quelques points, un peu différent de l’accent limousin commun. Il se caractérise notamment par une forte diphtongaison  des voyelles finales. Par exemple « pied » est prononcé « pieil ».

[5] Terme limousin désignant la caisse en bois dans laquelle la lavandière s’agenouillait au bord de la rivière pour effectuer son labeur. Celui-ci permettait non seulement de ne pas s’agenouiller directement au sol, qui pouvait être boueux, mais également de protéger les jambes des coups de battoir (appelés peiteus) et des éclaboussures.

[6] Suzanne Calois prononce ici « bourouette ».

[7] Commune située à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Limoges, vers Rochechouart.

[8] Nom donné à certains pêcheurs sur la Vienne qui pratiquaient notamment la pêche de nuit au filet, malgré les restrictions légales.

[9] Calhada en occitan. Sorte de préparation de lait caillé, ancêtre du yaourt..

[10] Les neveux languedociens de Mme Calois entendent certainement l’accent limousin et ponticaud de leur tante comme étant plus rural et plus archaïque que le leur.

 

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