Raymond Dardillac

 

Le présent texte de témoignage est l'original dont une grande partie a été publiée dans  l’ouvrage coordonné par Jeannette Dussartre-Chartreux, Les Ponticauds : ce fut leur histoire, Association Les Amis de Lucienne Lasserre, Limoges, 1991, p. 31-41. Nous remercions vivement  Yvonne Dardillac et Jeannette Chartreux de nous en avoir procuré ce document et d'en avoir autorisé la publication. De ce témoignage, comme de celui de Paulette Morel-Terrien, Jeannette Chartreux dit que leurs auteurs « l'ont donné dans des circonstances particulières où l'amitié, l'estime réciproque, et la complicité nées d'une époque et d'un quartier avaient une densité qu'on ne peut plus concevoir aujourd'hui ». Raymond Dardillac est décédé le 28 février  2001.

Dans le train qui nous ramène Yvonne et moi de Chamonix à Limoges via Paris, j'abandonne la lecture entreprise au cours de ce long voyage, et, je me mets à penser à notre séjour d’une semaine en location, car retraités tous les deux, notre passion commune est la randonnée en montagne.

Avant hier nous avons entrepris une excursion au glacier des Bossons, parcours très difficile mais au bout du compte nous avons été récompensés de nos efforts, car un magnifique panorama s’étalait en contrebas sur le glacier et à quelques kilomètres de là Chamonix au fond de la vallée.

Bien sûr, plus les années passent moins nous poussons plus haut, mais la forme est toujours là.

Mon esprit vagabond me fait penser à Jeannette Dussartre à qui nous avons rendu visite il y a une quinzaine de jours pour prendre  possession  d'un  ouvrage  consacré  à  Lucienne  Lasserre,  grande  militante syndicaliste aujourd'hui disparue, plaquette élaborée par elle et Henri Chartreux, lui aussi décédé.

Avec elle, nous avons évoqué nos souvenirs de jeunesse, l'époque où nous nous sommes connus au « Masgoulet ». et dans cette conversation Jeannette a lancé  « Et si tu nous racontais tes souvenirs en quelques pages » ça y est, la phrase est lancée : chiche !

Il faut dire que plusieurs personnes avaient songé à le faire, d’autres l’ont fait. Parmi les ouvrages les plus récents ceux de Suzanne Dumas, Je suis une ponticaude et de mon ami et maître Max Dif, La baguette magique.

Dans ces descriptions locales, un quartier était omis, celui du Masgoulet. Dans le jargon des habitants on ne disait pas la « rue du Masgoulet » mais « le Masgoulet ». Pourquoi cette appellation ? Parce que cette rue dont les habitations ont disparu, a une histoire qui lui est propre et qui est aussi la nôtre.

Située sur la rive droite de la Vienne en amont du Pont Saint-Étienne, tout près du Port du Naveix, lieu de rencontre de la jeunesse de ce quartier et des habitants qui allaient laver leur linge sur les bords de la Vienne et s'oxygéner dans cet en-droit, malgré l'existence d'un égout à ciel ouvert à la sortie duquel foisonnaient les poissons !

Il y avait des habitations en bois d’un style très particulier, qui ont fait le bonheur des artistes peintres, et pendant la période de guerre, tous ces artistes étaient de bouches à oreilles accusés d’espions.

Une auberge à l’enseigne de La Crotte de Poule figurait là, tenue par la famille Jeammot. Elle était connue du tout Limoges et célèbre à des lieux à la ronde.

A la verticale se trouvait la rue du Naveix qui débouchait dans le Masgoulet.

Au-delà, seul la droit, les Casseaux, les Coutures, et sur la gauche le boulevard Saint-Maurice et la rue du Pont Saint-Etienne.

Mon récit commence au début des années trente. La situation économique avait conduit mes parents issus d'un milieu agricole à venir s'installer au n° 8 du Masgoulet.

 

Le Masgoulet  

La rue était constituée de maisons délabrées, de torchis, de taudis, rares étaient celles qui possédaient l'eau.

Aux deux extrémités de la rue, deux bornes fontaines assuraient le besoin des ménages ce qui obligeait les habitants à faire de nombreux va-et-vient pour transporter l'eau avec un seau dans chaque main. Pas de tout-à-l'égout bien sûr, les eaux de vaisselle s'écoulaient dans les caniveaux, et l'hiver avec le gel, nous avions une patinoire où étaient incrustés dans la glace des restes de nouilles et autres déchets de cuisine.

Du côté pair, peu de maisons car un long mur délimitant la propriété des sœurs du « Bon Pasteur » séparait le n° 8 du n° 10.

Du côté impair, elles s'alignaient avec une légère courbe. Certaines n'étaient pas très verticales, deux d'entre elles ont d'ailleurs été démolies avant qu'elles ne s'écroulent.

Vers le milieu de la rue, un portail en fer à deux battants indiquait l'entrée d'un maraîcher dont les cultures se prolongeaient jusqu'à l'usine GDA des Casseaux, fabrique de porcelaine où plusieurs membres de ma famille ont travaillé et ont été atteints de silicose.

Tout près de là, le domicile de la « mère Noilhaguet » marchande de porcelaine déclassée, devenue un personnage. Bien des Limougeauds se souviennent de sa silhouette imposante au coin des halles où elle vendait sa marchandise sur une charrette tirée par un âne qui reposait au doux nom de « Poulou ».  

La mère Noilhaguet et son âne Poulou

 

Les petits commerces foisonnaient alors dans les quartiers et dans le Masgoulet trois épiceries avaient pignon sur rue.

Chez l'une d'elles « tenue par Mme Maucourant » épicerie buvette, se retrouvaient les habitués de la belote devant une « chopine » de blanc. L'excellente dame, outre les produits d'épicerie, vendait de la soupe à la louche qu'elle avait préparée et cuite tout l'après-midi avec les meilleurs légumes de saison.

Une bonne odeur se dégageait de la cuisine à laquelle l'on accédait par la porte du magasin, casserole à la main.

Il  y  avait  aussi  une  boucherie  tenue par  « Mme Licoine ».  Je me  rappelle  les bons pâtés très parfumés au thym et au laurier, parfois très difficile à digérer... Pardon Madame Licoine ! nous étions bien contents pendant la guerre que vous nous en vendiez sans tickets de rationnement !

Tous les gens se connaissaient d'un bout de la rue à l'autre, même par leurs noms, alors qu'aujourd'hui on connaît à peine son voisin de palier et quelquefois pas du tout les autres habitants de l'immeuble.

Chacun s'entraidait à sa manière. Il était courant qu'un voisin emprunte un verre d'huile, un bol de farine, des morceaux de sucre ou du café ; le prêt était réciproque et nulle gêne ne s'ensuivait.

Oh ! il y avait bien des disputes avec un langage du meilleur cru, bien connu dans le quartier des ponts, mais tout rentrait rapidement dans l'ordre pour la satisfaction de chacun.

La densité de population y était très forte car chaque famille se composait en moyenne de sept à huit personnes. Chez nous, cinq enfants occupaient ma mère à la maison et la vie était très difficile avec un seul salaire, celui de mon père.

Souvent, à partir du quinze ou vingt du mois, nos parents ayant des difficultés de trésorerie et éprouvant une gêne à se rendre chez l'épicier nous envoyaient « aux courses » pour lui dire « Ma maman vous le paiera le mois prochain ». C’était courant dans toutes les familles.

II  n'y  avait  aucun  problème  à  ce  sujet  vis  à  vis  des  commerçants  du  quartier. La pratique était courante et ils avaient confiance.

La nourriture était très modeste mais assez conséquente pour de jeunes estomacs, peu de viande, mais une grande quantité de pain.

Le soir, le dîner se composait d’une soupe suivie d’un gros morceau de pain accompagné de pâté ou de fromage, et, quand l’un des deux manquait un morceau de sucre compensait.

Je me rappelle aussi que pour une veille de Noël, avec mes frères et ma sœur, nous faisions reluire nos galoches[1] pour les mettre, non devant la cheminée qui était inexistante, mais au pied de la cuisinière.

J'avais perçu une certaine peine chez mes parents, et avec le recul des ans, j'ai réalisé beaucoup plus tard, adulte, combien ma mère et mon père avaient souffert de devoir pour cette occasion prendre à nouveau « à crédit » « chez Maucourant ».

Au matin bien sûr, un sachet de pralines et une orange garnissaient nos chaussures. Ah ! cette orange, quelle saveur... goût que je ne retrouve plus aujourd'hui...

L'Ecole du quartier où nous avons usé nos fonds de culotte était celle du boulevard St-Maurice. Les garçons, morale oblige, occupions l'école en contre bas qui, aujourd'hui après avoir été une annexe du Rectorat, est devenue une école de musique. Celle des filles était située au niveau supérieur.

 J'en conserve un très bon souvenir. J'ai fait ma carrière scolaire jusqu'à 14 ans avant mes débuts dans le monde du travail.

Une anecdote ? pourquoi ne pas en parler ! II y avait un instituteur qui s'appelait Monsieur Renard.  Les punitions qu'il  nous infligeait étaient traditionnelles : cinquante ou cent lignes, mais, soucieux de nous responsabiliser, il nous laissait le soin de les copier dans les pages d'un livre de lecture de notre choix.

Au coup d'œil, il jugeait si nous avions fait le travail imposé, mais il ne lisait jamais le contenu, ce qui, pour nous, était très important. Ainsi, au milieu de notre punition, nous racontions, moi le premier, une fable de la Fontaine, par exemple « le Corbeau et le Renard » mais complètement dénaturée, avec des phrases qui nous défoulaient telles que « t'es plus c... que le renard et moins beau que le corbeau, etc.»

Nous avons dû chanter en 1942 « Maréchal nous voilà » mais nous préférions cet hymne beaucoup plus digne sur notre école. En voici le refrain :

Boulevard St-Maurice

Une école nous apprend

L'honneur et la justice

L'esprit large et tolérant...

Tolérants, en cette période de guerre, l'étions-nous vraiment alors qu'on nous imposait une intoxication mentale par la presse, la radio et autres propagandes ? Avec l'école nous sommes allés acclamer le Maréchal Pétain de passage à Limoges. Ce que j’en ai retenu, c’est surtout la chaleur accablante qu’il faisait ce jour là.

De cette période de guerre, un  épisode dramatique me revient en mémoire, où l’on parlait des Juifs sur un ton agressif, et l’on sait maintenant toutes les souffrances, tortures, déportations et morts qu’ont subies ces hommes, femmes et enfants. On nous imposait une intoxication mentale par la presse, radio et autres sans nous en rendre compte. Nous ne savions pas. La même chose concernait « les terroristes », alors que ce mot était attribué à nos vaillants maquisards et résistants.

A la même époque, et toujours avec l’école, nous avons participé à l'inauguration de la statue de Jeanne d'Arc, place Fournier. Sur une tribune, paradaient côte à côte, les personnalités locales françaises et nos occupants, des officiers allemands dans leur tenue vert-de-gris, coiffés de leurs imposantes casquettes. Leur présence m'avait impressionné et laissé un certain malaise.

Malgré les troubles de l'occupation la vie continuait dans le quartier, tant bien que mal.

Une société de natation Les Enfants de la Vienne qui avait son siège rue du Naveix apportait aux habitants du lieu une animation avec ses fêtes nautiques et les rencontres inter-club. La tenue vestimentaire des adhérents, très belle, était composée d'une chemise et d'un pantalon blancs. Une ceinture rouge et une casquette type officier de marine complétaient l'ensemble. Ils avaient une flottille qui se composait de plusieurs bateaux à fonds plats de couleur blanche avec une bande rouge à la partie supérieure. Eux aussi chantaient :

« Enfants de la Vienne jeunes ponticauds

Nous sommes les fils de cette race fière

Campés sur les bords de la belle rivière

Nos aïeux étaient les premiers Limougeauds »

Un bassin de natation où avaient eu lieu les épreuves et les cours se trouvait face au Port du Naveix en contrebas de la terrasse des Jeunesses coopératives.

Leurs fêtes déplaçaient le tout Limoge avec défilés de bateaux fleuris sur la Vienne, des jeux nautiques et une attraction que l’on appelait le saut de Monte Cristo.

Baptiste Vergne, un habitant du Masgoulet était l’homme de ce spectacle qui consistait pour lui à se faire enfermer dans un sac de toile de jute qui était lié, arrosé d’essence, enflammé et à se faire jeter du haut du plongeoir qui était situé rive droit près de l’usine électrique.

Un grand et beau feu d’artifice tant nautique que terrestre terminait en apothéose ces festivités.

La bonne marche d’une société ou d’un club tient toujours, ou du moins souvent, aux dirigeant qui en sont à la tête.

On ne dira jamais assez avec quelle abnégation ils se sont dévoués au sein des Enfants de la Vienne pendant une très longue période de leurs vies à apprendre à nager à tous les enfants du quartier et d’ailleurs, et ce pendant plusieurs générations. Il n’est pas un gosse qui ne soit pas passé entre leurs mains pour les leçons de natation, car de tradition un ponticaud devait savoir nager. Plusieurs médailles ou diplômes leur ont été attribuées en reconnaissance. Mais que représente des médailles pour tout ce travail ? à mon avis peu de choses. Pourquoi n’y aurait-il pas une rue « Michel et Camille Colombeau » ? et près de la Vienne si possibles. Des rues portent des noms de notables qui, je suis sûr, sont loin d’avoir apporté autant de bienfaits à leurs semblables. Michel et Camille sont toujours là, humbles, simples, et il n’est pas trop tard pour qu’une plaque porte leur nom, et c’est possible du temps de leur vivant, car il y a des précédents.

Je n’oublierai pas non plus une autre société de natation, Les marins du clos, qui avait son siège rue du Clos Sainte-Marie sur la rive gauche et en aval du Pont Saint-Etienne. Eux aussi organisaient de grandes fêtes nautiques, et ils avaient l’avantage de disposer des gradins naturels des quais Louis Gougeaud pour accueillir leur public.

 

L'arrivée des prêtres-ouvriers

 

En 1947 un événement se produisait qui allait, il faut le dire, bousculer les habitudes de la population de cette rue ; l'arrivée au rez-de-chaussée du n° 8 de cette même maison où je demeurais avec mes parents, d'Henri Chartreux, prêtre ouvrier. Sa venue puis celles d'André Chavanneau et Guy Albert fut considérée au début comme une curiosité mêlée de scepticisme avec la méfiance naturelle limougeaude vis-à-vis du curé ou des curés. Mais tout ceci en peu de temps avait disparu pour laisser place à une admiration et un respect pour ces prêtres et les personnes qui gravitaient autour pour les soutenir dans leurs actions, telle que Jeanette et Mamie Dussartre, Paulette [Thérien], Lulu [Lucienne Lasserre], etc.

J’ai bien connu le Père Chavaneau, le père André et bien sûr celui qui a été le pilier de cette communauté : le père Chartreux.

Je crois qu’il ne pouvait trouver mieux comme quartier pour être au cœur de cette population laborieuse et lui apporter son soutien et son amitié.

Le logement du rez-de-chaussée était ouvert à tous.

J’ai vu passer des clochards, des gens en difficultés, des femmes battues, c’était la maison où l’on pouvait trouver une aide, un réconfort ou un conseil.

Même dans les cas douloureux, par leur présence, ils apportaient auprès des familles éprouvées un peu de chaleur et d’Amitiés.

Bien considéré à cette époque par les patrons et bien avant qu’il ne s’engage dans le syndicalisme, le Père Chartreux, grâce à son intervention auprès de ceux-ci, avait procuré des emplois à quelques jeunes du quartier.

Il a rendu mille services, par exemple pour moi-même, désirant connaître et visiter la capitale avec mon ami jean Thomas, il nous a mis en rapport avec un routier qui nous a transportés.

Bloqués avec une équipe de jeunes du quartier à un retour de vacances dans Bordeaux suite à une grève de la SNCF qui avait durée plus d’un mois, ce sont des prêtres ouvriers bordelais qui nous ont hébergés grâce à l’intervention du père Chartreux. La guerre finie, c’était l’époque après de longs silences, où nous pouvions nous exprimer et manifester notre mécontentement sur divers problèmes.

En 1950 le Figaro publiait les mémoires de guerre d’un criminel nazi, et un dirigeant de l’UJRF, Daniel Vignol, qui par la suite est devenu mon beau frère, avait fait appel à tous les jeunes du quartier pour manifester notre réprobation lors d’une manifestation qui se tenait place Jourdan, siège des éditions Hachette.

Beaucoup de monde à cette manifestation qui était interdite, les rues adjacentes étaient gardées par d’importantes forces de police qui à l’époque étaient les gardes mobiles.

Nous subissions de fortes charges de la part de cette police et j’ai évité de justesse la crosse d’un fusil d’un gendarme grâce à un sprint que j’ai dû soutenir.

Si je vous narre cet épisode, c’est qu’au retour de la manifestation nous avons rencontré le père Chartreux qui, lui, avait subi la violence, car sur son front un important hématome s’étalait.

Dans le même temps, le père Chartreux et sa communauté menaient un combat pour la paix en Indochine au cours de réunion u de petites fêtes dans les abords du quartier.

Jeannette avait organisé un déplacement en car pour Bourges, lieu de résidence de la famille Henri Martin, marin militaire emprisonné pour avoir refusé de « servir » en Indochine. Ce voyage avec beaucoup d’habitants du Masgoulet avait beaucoup touché la famille de Henri Martin à laquelle nous avions apporté notre soutien.

C’est au cours de ces réunions ou fêtes que j’ai fais mes premiers pas dans le monde magique.

            Mes débuts ont été très modestes avec, dans mes prestations, beaucoup de tours ratés et il est difficile de parler de soi-même sans faire preuve de modestie, mais ceci expliquant cela, et je tiens à le dire, aura été pour moi un tremplin pour persévérer et je le dois sûrement à jeannette et à son équipe.

Cette persévérance a été positive, car je me suis produit beaucoup plus tard bien sûr en numéro de complément avec Claude François, Jean Ferrat, Charlotte Julian, Mouloudji, Nicole Rieu et bien d’autres[2].

En 1975 à Paris au cours d’un congrès de magiciens le prix des grandes illusions m’était attribué, quant à ma fille, elle-même magicienne, elle décrochait le 1er prix de magie féminine sous le pseudonyme de Agnès Flore, elle récidivait en 1977 à Reims toujours avec le premier prix, de très grands et forts moments pour nous deux.

Dans les années soixante je me produisais dans les tournées Ysertus dont notre ami Panazo tenait le haut de l’affiche, j’en garde d’ailleurs un très bon souvenir. Dans un de ses très nombreux ouvrages Un chemin malaisé, André Dexet dit Panazô raconte justement nos péripéties avec beaucoup de détails et d’humour[3].

            Je termine ce chapitre, malgré qu’il y aurait encore beaucoup de chose à dire concernant Henri Chartreux, et surtout sur sa vie de militant syndicaliste, un ouvrage est en préparation le concernant et ce sera un hommage mérité à lui rendre[4].

 

Nos 20 ans

 

Qui dans Limoges quelles que soient les années n'a pas reçu le conseil de ne pas se rendre, surtout la nuit, dans les rues malfamées du quartier des Ponts ?

Eh oui ! Nous avions une très mauvaise réputation de voyous, nous les jeunes ponticauds. Cette renommée, peu brillante, doit remonter assez loin dans le passé, car un dicton qui date de nos aïeux et qui se disait en patois disait[5] « Tu es des ponts passe, tu n’en est pas, dans l’eau » qui « ferait jeter à l'eau celui qui ne serait pas du quartier ». S'il ne fut jamais mis en pratique, il avait sans doute contribué à forger la réputation des habitants des lieux. Je voudrais aujourd'hui réhabiliter cette jeunesse dont j'ai fait partie et attester que cette rumeur qui pesait sur elle était sans fondement. Il est certain que nous jouions les gros bras, et ceux d'entre nous qui étaient les plus grands et les plus costauds profitaient de leur carrure pour impressionner « l'adversaire » dans les bals ou ailleurs, mais au fond d'eux-mêmes ils n'avaient pas du tout l'envie de se confronter avec leurs semblables. C'était une façon de procéder et qui marchait ! Pas de blousons de cuir, de chaînes de vélo, d'agressions, de vols ; rien qui aurait pu, aujourd'hui, attirer l'attention sur nous. La police n'ayant rien à se mettre sous la dent, occupait son temps de travail à traquer les fauteurs de peccadilles de toutes sortes. Un jour, une descente de police a eu lieu dans le Masgoulet et quelques jeunes du quartier ont été embarqués. Absent de la maison à ce moment-là, une convocation me demandait de me rendre au commissariat, carrefour Tourny. Une enquête avait été ouverte pour connaître les casseurs d'ampoules de lampadaires de la rue et des environs !

A ma connaissance, aucun d'entre nous n'était le coupable, mais ce qui est encore plus sûr, c'est qu'aucun d'entre nous n'a tenu le rôle de mouchard. Un peu plus tard, nouvelle convocation au commissariat pour plusieurs d'entre nous. Il s'agissait, cette fois, de tapage nocturne.

En effet, avec l'aide de l'ami Biojout qui était musicien à La Lyre Limousine, fanfare qui organisait ses répétitions au Masgoulet, nous avions « emprunté » des instruments de musique.

A trois heures du matin, tambours, trompettes, défilaient au Masgoulet dans une cacophonie épouvantable, car nous n'étions pas musiciens.

Le commissaire, bon enfant, après une petite remontrance nous a laissé repartir en nous signalant qu'un voisin n'avait pas apprécié ce concert.

Nous n'étions pas des saints c'est sûr, souvent nos sorties nocturnes consistaient à aller à la « maraude » aux cerises ou autres, et c'est bien souvent que nous faisions demi-tour avec les chiens aux trousses.

A une fête qui se tenait à Panazol et où il y avait une forte affluence, surtout au Bar Restaurant de la place de l’église, nous avons décidé toujours avec la « bande » de nous restaurer sur place le soir. Devant le débordement du personnel à servir, j’ai flairé la façon de quitter la table sans payer. Après avoir mis au courant l’équipe, nous avons quitté la table et passé devant la caisse ou trônait la patronne, et nous lui avons adressé un grand « Au revoir Madame » et sa réponse a été « Au revoir messieurs, merci ».

Il y avait les bals, ceux qu'on ne fréquentait pas, type fils à papa,  tel le  Faisan.

Notre préférence se portait sur les parquets-salon comme Le Moulin Rouge ou Le Bal des Etoiles où nous étions à l'aise.

La plupart du temps l'entrée était gratuite pour nous, car nous forcions le passage et les patrons fermaient les yeux par crainte d'esclandre. Au contraire, c'était eux qui nous invitaient à condition d'être là dès l'ouverture surtout quand ils étaient en concurrence avec d'autres bals.

Tous ces déplacements pour se rendre aux différentes fêtes se faisaient à pied vers Panazol, Couzeix, Isle, ou Les Pâquerettes route d’Aixe.

Cette période un peu mouvementée de ces années 50 a laissé place, par la suite, à des activités plus calmes et modérées.

En 1953, je prenais pour épouse Yvonne Vignol. Elle habitait au n° 10 de la rue, à l'autre bout du mur.

C'est avec elle que nous avons alors créé une troupe artistique pour organiser des fêtes au profit des jeunes du quartier, à qui nous voulions assurer des vacances.

Les éléments de cette compagnie étaient pour la plupart des ponticauds.

Ces fêtes avaient lieu sur les terrasses de l'U.P. du pont St-Etienne où un public considérable applaudissait les numéros de music-hall que nous avions montés tels que les acrobates, harmonicistes, fakir, caricaturiste et les girls.

Par la suite, nous nous sommes mis sous la tutelle des Jeunesses coopératives du Pont St-Etienne sous le nom de Artistic Coop.

 

L'Artistic Coop, et ses danseuses, girls, clowns, etc.

 

Cette troupe composée d'une quarantaine de personnes, avait acquis une certaine renommée. Les déplacements s'effectuaient en car dans la région et les départements voisins.

Une excellente entente et amitié régnaient parmi nous et beaucoup ont trouvé l'âme sœur et se sont mariés.

Certains éléments de l'équipe ont continué, par la suite, d'une manière très positive tel que Roland Debuire, un excellent clown et Jean B. Devaud du pont St-Martial, très bon clown lui aussi, qui nous a rejoint  un peu plus tard. C'est avec eux « Charly, Popaul et Cie» que «je tourne» aujourd'hui dans les fêtes, cabarets ou arbres de Noël...

Un autre membre de l'Artistic Coop fait en ce moment une carrière internationale, c'est Primo Grotti. Son très beau numéro d'ombres chinoises est réclamé dans le monde entier et outre ceux d'Europe, des pays tels que le Japon, l'Amérique, etc... l'ont engagé. C'est une fierté pour nous que l'un des nôtres ayant débuté dans cette troupe ait atteint ce sommet.

             La fin d'une époque

Avec la disparition du quartier, les habitants ont été, dans leur majorité, relogés à Beaublanc.

Beaucoup ont eu du mal à s'adapter. Ils ont été déracinés de leur milieu, je dirais presque de leur culture, car la vie des ponts était tout autre que dans le reste de la ville. Des personnes âgées sont décédées peu après avoir quitté un environnement dans lequel elles espéraient finir leurs jours en toute quiétude.

Les vieilles maisons du Naveix, du Masgoulet et du boulevard des Petits-Carmes ont laissé la place à des réalisations municipales, avec une maison de retraite, la DRASS, une piscine et une patinoire.

Le boulevard de ceinture de la ville de Limoges passe à l'emplacement de l'auberge de La Crotte de Poule comme pour effacer ce site et le passé de la mémoire de ceux qui ont vécu dans ces lieux.

Malgré notre télévision, notre frigo, notre salle de bains, notre bien-être dans nos HLM ou maisons particulières, sommes-nous plus heureux aujourd'hui ? Non ! Car lors de nos rencontres avec les Ponticauds, tous ont encore la nostalgie de ce quartier des ponts et du Masgoulet.

Raymond Dardillac



[1]Chaussures à semelles de bois remises gratuitement par la municipalité aux familles nombreuses, ou de chômeurs ayant des enfants scolarisés. (Note de l’auteur)

[2] Malgré ces succès, Raymond Dardillac ne fut jamais un magicien professionnel ; il exerçait la profession d’émailleur, après avoir été longtemps commis de boutique.

[3] André Dexet, Panazô : un chemin malaisé..., Limoges, L. Souny, 1983.

[4] Il s’agit du livre de Jeannette Dussartre, Destins croisés : Henri Chartreux, Supplément au Cheminot limousin, n°. 24, mai 1993, mais il faut signaler aussi, du même auteur, Destins croisés : vivre et militer à Limoges, Paris, Khartala, 2004.

[5] Ici un blanc de deux lignes dans le manuscrit entre guillemets, pour laisser la place au dicton en limousin, dont la traduction figure au bas de la page.

 

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