Entretien avec Andrée Desjariges

réalisé par Jean-Pierre Cavaillé et Jean-Christophe Dourdet, le 8 novembre 2005

1. Une maison près du pont Saint-Martial

Andrée Desjariges Je suis née dans la maison de mon grand-père du quartier du pont Saint-Martial, en 1931. J’y suis née, mon père y est né, ma fille y est née, donc trois générations sont nées dans la même maison. Trois ans avant que mon mari (il est mort à 40 ans) nous sommes venus habiter dans cette rue-ci [rue du capitaine Viguier]. Mais on était locataire au bout de la rue, puis cette maison était à vendre, on l’a achetée parce que toute ma carrière je l’ai faite comme gestionnaire du foyer Gilbert Ballet, qui se trouvait là où sont actuellement les œuvres sociales de Legrand. Là où il y avait eu une pouponnière juive. Pour me rapprocher de mon travail et ne pas avoir besoin de voiture, je suis venu habiter là, parce que j’étais à deux pas. Et ce quartier-ci, je ne le connais pas bien, si ce n’est que mes parents y habitaient ; ils habitaient rue Jules Sandeau, qui prend dans la rue d’Auzette et qui ressort sur le parc. Mais je n’y étais jamais, car je n’ai pas été élevée par mes parents, mais par mes grands parents, au pont Saint- Martial.

Jean-Christophe Dourdet  Vos grand parents, quand sont-ils nés ?

AD Je n’en ai aucune idée… Je suis née en 1931, ils devaient avoir la cinquantaine quand ils m’ont pris, donc vers 1880. Mon grand père était né à la Valoine, pas très loin, et ma grand mère, je ne sais pas, je ne l’ai jamais entendu parler de sa jeunesse… Mais mon grand père m’avait raconté toutes ses petites histoires, par exemple que pour une boite d’allumettes, on le faisait venir depuis le bout de la Valoine, là bas, alors qu’il faisait bien nuit et on lui disait : « Va à Limoges chercher des allumettes ». Il partait avec la peur au ventre et il revenait pareil, et il m’a raconté qu’une nuit noire, il était passé par un pré, n’a pas vu que la vache était couchée : elle s’est relevée d’un seul coup et ça lui avait brisé le pied. Il a boité toute sa vie à cause de ce pied complètement fracturé. Mais moi, mes grands parents, je les ai toujours connus au pont Saint-Martial. Ils ont eu cinq fils, dont mon père, et le plus jeune de mes oncles qui a pris soin de mon éducation.

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Ma mère s’est mariée à 16 ans. On se mariait à des âges pas possibles, et elle avait dix-sept ans quand je suis née… Comme elle n’avait pas très envie de garder une gamine, elle m’a donné à mes grands parents, et je ne suis jamais revenue chez mes parents, ce sont mes grands parents qui m’ont élevée.

Et j’ai connu la vie de ce quartier à cette époque, qui n’est plus du tout le même aujourd’hui. J’y suis revenue, il y a deux trois ans, en me disant « Tiens, si je pouvais retrouver des copines d’école, on pourrait échanger nos impressions de jeunesse… » Rien du tout, le quartier a tellement changé… Je ne connaissais plus personne. C’est vraiment incroyable ce que ça a pu changer. Même ceux qui étaient propriétaires de maisons ne les ont pas gardées et sont partis. Il n’y a plus rien de ce que j’ai connu là bas. Les gens sont partis, ou ils sont morts.

J’y ai vécu de 1930 à 1960 ou 65. Mon grand père était plâtrier le jour, et gazier la nuit, il chauffait les fours de l’usine à gaz, qui était en face. C’était l’époque où il y avait encore des gazomètres. Devant notre fenêtre il y avait l’immense gazomètre, qui montait, qui descendait… Ça n’existe plus, ils les ont enlevé il y a un joli moment. Comme vue, on avait les gazomètres. Parce que je n’étais pas au pont Saint-Martial même, j’habitais impasse des Teinturiers, c’était une toute petite impasse. Après avoir passé le quai, quand vous remontez pour aller vers la mairie, il y a un tout petit embranchement sur la droite. Maintenant, ils y ont ouvert l’entrée de l’école primaire pour les filles. Mais à cette époque, il n’y avait pas l’ouverture de l’école. Il y avait un mur, c’est tout... Et l’on vivait presque dans l’impasse, parce qu’on y étendait le linge. Il y avait un coquassier qui tuait ses poulets dans une vieille baraque. On parle d’hygiène maintenant ! Nous les gamins, on allait marcher au milieu de ces tripailles, pour courir dans cette impasse. On vivait dans la saleté et l’on n’attrapait pas de mal. Pourtant c’était dégoûtant.

Il n’y avait aucune hygiène. On avait un water dans la maison, et on était sept locataires, qui avaient bien deux ou trois personnes chacun… cela fait plus de vingt personne qui allaient au même water. Les gens faisaient dans des seaux hygiéniques toute la journée et allaient vider leur trône le matin. Ils faisaient la queue pour aller vider. Et c’était d’autant plus dégueulasse qu’il n’y avait pas l’eau courante. On allait à la borne fontaine sur la place, tout le monde faisait la queue pour aller nettoyer son trône sur la place. C’était propre, hein ?

La propriétaire de la maison, qui tenait la boucherie du quartier, tous les matins, traversait sa boucherie avec son seau, devant les clients, remontait l’impasse et le long couloir de la maison qu’elle louait pour s’en aller vider son seau au fond du jardin…

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Mais on vivait dans des conditions très, très précaires. Je vous dis, on n’avait pas de toilettes, on n’avait pas d’eau… un water pour 20 et quelques personnes. Ça paraît impensable. Il y avait un deuxième water, mais le propriétaire y mettait ses brouettes… Il était fermé à clef, personne y touchait, on n’avait pas le droit. Comme moi j’étais peut-être plus … J’ai vécu dans un quartier où tout le monde travaillait, où il n’y avait que moi qui allais à l’école, enfin, qui étais étudiante. Alors on ne m’aimait pas trop, parce que je posais des questions. Un jour j’ai dit au propriétaire : « Il y a plein de gens qui attendent pour aller faire pipi, vous ne pourriez pas ouvrir celui-là de water, votre brouette, elle ne peut pas rester dans le jardin ? » Et il m’a répondu : « Toi, tu t’occupes de ce qui te regardes, tu vas chez ta grand-mère »… On n’avait pas le droit de poser des questions. Et c’était d’ailleurs pareil à table : les gamins ne disaient rien. Maintenant ils posent des tas de questions et même parfois ils importunent la famille, mais à cette époque, dès que je voulais ouvrir la bouche, mon grand père me disait : « Tu te tais ! Tu manges ».

JPC  Il y avait une hiérarchie très importante entre les vieux et les jeunes ?

AD Tout à fait. Et puis quand on parlait… Maintenant ça devient presque un drame un gamin qui ramasse une claque ou une fessée. Moi, j’en ai ramassé quelques unes ! Parce que quand mon grand père se mettait à la fenêtre et qu’il disait : « Tu montes manger », si je faisais celle qui n’a pas entendu, il descendait les deux étages, mais il ne les descendait pas pour rien. Il me levait les jupes et il me tapait sur les fesses jusqu’au deuxième étage. Et je ne suis pas morte pour ça. Je respectais beaucoup mon grand-père, non pas parce que j’avais peur de lui, mais parce qu’il y avait cette hiérarchie d’établie. Ce que le grand père disait, je n’avais pas à revenir derrière…

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JPC  Et l’eau courante est arrivée avant que vous ne partiez ?

AD Oui, mais pas tellement avant. Ma fille est née en 53, je n’avais pas l’eau. Vers les années 58-60… on n’a pas eu de l’eau avant. Moi je descendais ma grosse lessiveuse sous le bras. Je dis que j’ai mal au dos, je sais pourquoi…deux étages. J’allais faire dégeler la fontaine avec une bouilloire d’eau chaude, et on rinçait toute une lessive sous l’eau glacée.

JPC  A la fontaine, pas à la rivière.

AD J’ai connu la rivière. Jusqu’à l’âge de dix ans, tant que ma grand mère n’a pas été très fatiguée. Mon grand père lui avait fait une espèce de charrette, et on allait en bas à la Vienne sur le bord du pont Saint- Martial, à côté de chez Chacha. C’était le braconnier qui avait la maison juste à droite du pont, en face de la croix. Le père Chacha n’avait qu’un bras. C’était le roi des braconniers. Le temps que les flics arrivent, il n’y avait plus personne ; ils ne sont jamais arrivés à les attraper. Ils attrapaient énormément de poissons, c’étaient les ravageurs. Les vieilles avaient toutes leur battoir, leur pierre attitrée : mon grand père avait fait une pierre à ma grand mère. Elles avaient cette espèce de bachou. Elles s’asseyaient à genoux avec un espèce de coussin, et elles rinçaient leur linge comme ça. Moi je n’y suis jamais allée. Je suivais ma grand mère, mais je ne faisais rien, je regardais. La pierre restait là en permanence. Je crois même qu’il doit y en avoir encore. Elles amenaient un bout de bois, qu’elles fixaient contre la pierre et elles avaient accès à la flotte pour rincer leur linge. Et après, ma grand mère remontait tout ça dans la charrette.

JPC  Votre grand-mère ne lavait que pour elle ?

AD Oui, mais j’ai connu les blanchisseuses qui lavaient pour les autres. Elles s’insultaient entre elles, elles s’insultaient de tous les noms, mais ça fait rien. J’en ai connu une un jour, je ne me rappelle plus son nom du tout. Elle était en train de faire sa lessive, elle était enceinte, elle a senti les douleurs, elle est montée chez elle, elle a accouché, elle est revenue finir de rincer. C’est pas de blague, c’est vrai. On pourrait dire : « Elle galèje là », mais non. Elles avaient une force herculéenne, ces bonnes femmes. Moi, le lendemain de mon accouchement, on m’aurait dit d’aller laver la lessive, je n’aurais pas pu…

3- Le(s) quartier(s) des ponts

JPC  Comment définissiez vous le quartier ?

AD Il y avait le haut et le bas. Le quai séparait le haut et le bas. On considérait que nous n’étions pas de vrais ponticauds. Pour eux nous étions vers la mairie, on en était loin, mais c’était vers la mairie. L’autre côté, c’était les vrais ponticauds : ceux qui s’asseyaient sur le pont toute la journée, ils étaient assis sur les pierres du pont. Et c’était vrai, ce que l’on raconte : « Tu ses daus ponts ? Passa !/ De la vila ? Dins l’aiga ! ». Et ils les fichaient vraiment dans l’eau, je ne sais comment il n’y a pas eu de noyés.

JPC  C’est vrai ? Vous l’avez vraiment vu ?

AD Oui, je l’ai vu, et mon père faisait partie de ces jeunes du quartier qui faisaient ça. Si vous veniez de la ville… et d’ailleurs ils n’y allaient pas. C’était un quartier ghetto. Les gens de la ville ne se seraient pas hasardé à se trimballer sur le pont, parce qu’ils n’avaient pas du tout envie de passer à la flotte.

JPC  Donc, ce n’est pas un simple proverbe…

AD Non, c’était presque un ghetto, et d’ailleurs c’était très mal vu. Vous étiez ponticaud ? Ho la la ! c’est la pègre, c’est le bas de la ville ; comme dit notre ministre : c’est la racaille. Mais ils ne volaient personne. Le terme exact à dire c’est qu’ils ne voulaient pas être emmerdés. Ils étaient dans leur coin tranquille, ils s’entendaient tous bien, ils ne voulaient pas qu’on vienne les enquiquiner, alors ils faisaient leur police eux-mêmes, ils ne voulaient pas qu’on vienne chez eux. Mais il n’y avait aucune délinquance. Mais le quartier était fermé sur lui-même. Il n’a pas accueilli d’immigrés espagnols ou italiens, sans doute parce que personne n’en voulait…. Beaucoup plus tard se sont installés des Portugais, mais c’était une toute autre époque et le quartier n’était plus le même.

Les ponticauds avaient très mauvaise réputation. Moi quand j’ai commencé à travailler : j’étais secrétaire chez Heyraud, et j’ai vu la tête qu’ils ont fait quand j’ai dit que je venais du pont Saint-Martial. Ho la la ! J’ai bien vu que cela ne leur convenait pas du tout. C’est comme si l’on disait maintenant : « J’habite à la Bastide », où il y a plein de gens… je ne dis pas qu’ils sont plus mauvais que les autres, je dis qu’on leur a fait une réputation, et nous on nous avait fait une réputation : nous étions des ponticauds. D’ailleurs j’ai commencé à écrire un livre, je ne l’ai pas terminé, je l’ai donné à ma fille… j’avais mis : Ponticaude et fière de l’être, parce que je considère que l’apprentissage de la vie comme on l’a eu nous, dans la rue, c’était formateur, parce que vous voyez tout là, rien ne vous était caché.

JCD  Aviez-vous des relations avec les gens du pont Saint-Etienne, de temps en temps ?

AD Pas du tout… Si : on allait à leur fête, parce qu’il y avait leur fête annuelle. C’était la seule fois où l’on se rencontrait, mais je n’ai jamais vu de friction, rien. Ceux qui se connaissaient, s’embrassaient, se disaient bonjour, mais on n’allait pas vers l’autre quartier.

JPC  Mais il n’y avait pas de conflit ?

AD Non.

JPC  Et vous vous considériez tous comme des ponticauds ?

AD Tout à fait. Leur fête annuelle, qui avait lieu je crois, après la nôtre, parce qu’il y avait une frairie au pont Saint-Martial et il y en avait une au pont Saint-Etienne qui était beaucoup plus importante, parce qu’en plus de ce qu’il y a maintenant, il y avait aussi des plongeurs. Ils fabriquaient un très très haut plongeoir et ils faisaient le saut de l’ange. Il y avait pas mal de gars qui sautaient dans des sacs, ficelés. On ne vous a pas raconté ça ? Et ils faisaient le saut de l’ange et ils arrivaient à se dénouer le sac, pendant leur saut.

JPC  Mais ce n’était pas du pont qu’ils sautaient ?

AD Au milieu du clos Sainte-Marie, ils faisaient un immense plongeoir, et c’est de là que des plongeurs émérites sautaient. L’un des plus forts, s’appelait Angleraud, mais il n’était pas du pont Saint-Etienne, il était du pont Saint-Martial. Il a vraiment été un champion. (Sa belle fille est conseillère municipale).

JPC  Donc parmi les membres des Marins du Clos il y avait des gens du pont Saint-Martial ?

AD La preuve, Angleraud habitait l’usine à gaz.

Usine Heyraud

Photographie. studio Jean Lacan

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Elles avaient des histoires croustillantes les vieilles là-bas, plus qu’au pont Saint-Martial, parce qu’elles étaient plus… vulgaires. Ce n’est pas le mot. C’étaient les vraies blanchisseuses. Je me rappelle, j’avais une amie qui habitait là-bas, dans la rue Henri Dumont, elle allait avec elles sur les bateaux plats. Elles étaient toujours fourrées sur les bateaux quand elles avaient fini leur travail, les vieilles.

JPC  Et qu’est-ce qu’elles y faisaient ?

AD Elles s’y promenaient. Elles se baladaient sur l’eau, avec le « conte ». Ma copine, Annie Merle, qui était toujours fourrée avec elles, sa mère criait par la fenêtre : «  Annie, monte Annie », et les bonnes femmes lui disaient : « O pita Merla, te ven en prendre una ! »[1], parce qu’elle faisait celle qui n’entendait pas sa mère. Un jour où j’étais avec elle, les derniers temps où  j’étais encore jeune fille, ils avaient mis les premiers gros poteaux en béton, une vieille discutait avec une copine qui était derrière, avec son bandeau qui tenait le sac derrière et elle s’est ramassé de plein fouet le front dans le poteau : « A fuec de Diu, me sei cassada la gueula »[2]. Elles parlaient comme ça… elles avaient des mots très imagés. La dernière fois que j’ai vu ces blanchisseuses, la grand-mère de l’une de mes copines, là bas, à côté de l’ancienne Union, où il y a un petit chemin qui descend…La vieille mémé nous dit « On va se baigner » - « On peut pas se baigner, on a pas de maillot, on n’a pas décidé d’aller se baigner » - « E ‘quò ne fai res ». Et allez, elle ramassait toutes ses nippes, parce qu’elles avaient des jupes jusqu’au pied, et allez la voilà partie dans l’eau. Elles étaient toujours dans l’eau : elles retroussaient leurs cotillons et elles allaient dans l’eau. Ça ne les gênait pas du tout de se mouiller. L’eau faisait partie de leur élément, elles vivaient avec l’eau.

C’était des quartiers différents de la ville. Une tante qui avait plusieurs maisons dont elle avait héritée et elle m’a racontée qu’elle n’a jamais pu avoir un sou de loyer parce que quand elle venait réclamer de l’argent, ils l’attendaient tellement de pied ferme qu’elle repartait sans rien. Ils se considéraient chez eux, même s’ils n’étaient que locataires. Ils ne voulaient rien donner à la propriétaire. Comme c’était des gens qui avaient beaucoup plus de gouaille que les gens de la ville, elle ne disait rien, elle s’en allait…

Blanchisseuses, dont une avec le typique sac à bandeau. carte postale, 1903. collection J.-P. Della Giacomo

JPC      Elles ne parlaient que patois ?

AD Tout à fait. Mais même dans la maison on parlait patois. J’étais dans une maison, où il n’y avait pas de jeunes locataires. C’était toutes des femmes de l’âge de ma grand-mère, et dans le couloir, quand elles jacassaient entre elles, jamais je ne les ai entendues dire un mot de français. Même à moi, elles me parlaient en patois. Il y en avait une par exemple, qui était du genre des blanchisseuses, quand j’étais enceinte, je me souciais, j’avais peur, je me demandais comment ça allait se passer, patati et patata et j’ai voulu lui dire : « Tu sais Anna, j’ai peur ». Elle m’a dit : « Qu’es ben entrat, faudra que ‘quò sòrte ! ». Elles étaient comme ça.

JPC  Elles avaient un franc parler. Mais cela ne choquait personne dans le quartier ?

AD Non, non. Ils étaient tous pareils.

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Mon grand père et ma grand mère ne parlaient que patois, entre eux. Quand j’entendais parler français, je disais « prête l’oreille, c’est à toi qu’on parle », sinon, le reste du temps, entre eux, ils se parlaient en patois. Je le comprends parfaitement bien, mais je l’écorche quand je le parle. Je le lis aussi bien.

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JCD  Vous l’avez appris à l’école, le français ?

AD Non, moi, depuis que je suis toute petite, mon grand-père et ma grand-mère m’ont toujours parlé français. Mes grands parents n’avaient presque pas été à l’école. Mon grand père avait appris à lire tout seul, à écrire tout seul. Il disait qu’ils avaient été placés dans les fermes à l’âge de sept ans, alors pensez vous, on ne les envoyait pas à l’école.

JCD  Et vos parents ?

AD Oui, mon père et ma mère sont allés à l’école. Mon père était quelqu’un d’instruit et surtout de très intelligent, mais complètement avec ses œillères. Ce qu’il disait, ou ce qu’il faisait, il ne fallait pas revenir dessus.

JPC  A l’école, y avait-il des petits qui parlaient patois, comme à la campagne ?

AD Non, il n’y en avait pas un seul qui parlait patois : à l’école tout le monde parlait français.

JCD  Même pas quelques mots, comme ça, pour s’amuser ?

AD C’est à l’époque de mon père, qu’il y en avait encore qui parlaient patois, parce qu’il y avait encore beaucoup de gamins qui venaient des campagnes, mais à mon époque à moi, c’était tous des gamins de la ville.

JCD  Même pas quelques expressions ?

AD Si, même encore au club du troisième âge, c’est qu’on utilise des phrases en patois qui sont restées dans le langage. Par exemple quand il y en a une qui a dit quelque chose et qu’elle ne veut pas le répéter et qu’on lui demande : « Qu’est-ce que tu as dit ? » elle lui répond « Qu'es daus uòus »[3]. Je les entends parfois au club là bas et je me dis : c’est encore resté dans les mœurs ces mots là. Ou encore : « ‘qu’es lo fuec de Diu sus lo fauborg de Paris »[4]. C’était des phrases dites tellement facilement…

JPC  Mais pas des conversations entières.

AD Non, je n’en ai jamais entendu. Les choses ont changées entre la génération de mes parents et la nôtre.

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JPC  Quand a-t-on cessé de parler patois ?

AD Déjà dans les abris, pendant la guerre, quand il y avait des alertes, personne ne parlait plus patois. C’était déjà fini. Mais mon père m’a dit qu’il n’avait jamais entendu son père parler autre chose que patois. Il s’est décidé à parler français quand moi je suis arrivé chez eux, en 33. Ils ne me parlaient que français. Quand j’accompagnais ma grand-mère sur la place Haute Vienne faire ses courses toutes les paysannes parlaient patois avec leurs clientes encore à cette époque. Et même rue de la Boucherie, où ma grand-mère, tous les samedis, allait acheter ses joues de moutons (qu’on appelait Jotas de comediens : joues de comédiens), dans une petite marmite, de ces petites marmites que les bonnes femmes traînaient pour pas que ça refroidisse. Avec leur petite marmite à la main, leur marmiton. La vieille mère Traineau, ne  parlait que patois... se tenait devant sa cheminée pour surveiller la cuisson. C’était noir là dedans, tout enfumé... C’était une sorte de coutume : ma grand-mère prenait sa petite fille et une vieille amie avec elle, qui me demandait ; « tu veux une brioche chaude ou des fleurs ? » Je préférais les fleurs, parce que les paysans vendaient des fleurs, mais même les commerçants parlaient avec les paysannes en patois.

Dans le bâtiment également on a parlé longtemps : mon père parlait patois au travail, les maçons et même les manœuvres…

JCD – Aviez-vous des relations avec les gens de la campagne ?

AD – Oui, il y avait de nombreuses laitières qui venaient, avec leur cheval, elles s’arrêtaient sur le quai, et on n’allait peu en ville, parce qu’elles portaient tout ce dont on avait besoin. Chacun avait sa laitière préférée, mais elles étaient nombreuses, chaque jour de la semaine il en venait une différente et l’on venait avec sa casserole.

JCD  Elles venaient de loin ?

AD Presque toutes venaient du côté de Condat, de Solignac, par là-bas... Elles venaient toutes avec leur cheval… elles passaient toutes devant la brasserie Mapataud.

JPC  Avec ces gens de la campagne, on parlait patois ?

AD Oui, bien sûr. Il n’y avait pas beaucoup de gens qui parlaient français. Les gamins, nous, on parlait français entre nous.

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JCD  Il y avait des marchands ambulants qui passaient, également ?

AD Oui, il y avait un mercier, qui avait un pied-bot… Il passait, il vendait du fil, du coton… Il avait une immense charrette… Il y avait une marchande de vaisselle… une grosse femme. Des marchands de peaux de lapins, très nombreux : ils braillaient : « A la peiiiille, des peaux de lapin. Y a-t-y des chiffons ?».

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La sortie des classes était folklorique parce que les garçons allaient à l’école en face du centre de sélection, là-haut et ils descendaient la rue en traîneau… l’un d’eux au moins s’est tué sur le quai : dans la descente du pont Saint-Martial,  les freins qu’ils avaient bricolés étaient plus ou moins bien faits et arrivés sur le quai, s’il y avait un camion ou une voiture, c’était la panique… La descente de l’école était très animée, c’était un barouf à ne pas pouvoir le supporter.

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On a eu nos idiots, comme dans tous les villages. Il y avait une femme qu’on appelait la Pauline qui était à moitié folle, ou peut-être aux trois quarts… Elle ramassait dans les poubelles tout ce que les gens jetaient et elle le mangeait. Elle est quand même devenue vieille. Elle vivait toute seule…. Elle avait eu sans doute une jeunesse dorée, et puis quand ses parents sont morts, elle est tombée dans la misère la plus profonde. Elle avait toutes ses poules sur son piano, qui vivaient dans la maison avec elle, et elle brodait divinement bien. Je ne regrette qu’une chose, de ne lui avoir jamais fait faire un drap, parce que les draps qu’elle faisait, qu’elle trimballait dans le quartier pour les faire voir aux gens – ça, les gens pouvaient les faire bouillir quand elle leur rendait parce qu’ils étaient plus que dégueulasses – mais alors les broderies dessus, c’était une merveille.

JPC  Elle en était donc réduite à faire les poubelles pour se nourrir ?

AD Je pense que oui. A cette époque, il n’y avait pas de lois sociales pour aider les gens, donc elle n’avait rien, elle vivotait.

Et l’on avait notre célèbre Tintou, qui parlait je ne sais combien de langues… Il avait été comptable à l’Union de Limoges et il vivait avec sa sœur et il arpentait toute la nuit le trottoir avec des godillots sans lacets, et il discutait avec les mitrons qui avaient leur fenêtre qui ouvrait sur l’impasse. Il braillait toute la nuit avec eux : jamais personne ne lui disait rien. Ça nous empêchait de dormir, mais jamais personne n’est descendu lui dire « Tintou arrêtez-vous ! ». Il paraît qu’il parlait sept langues, qu’il avait été très instruit, mais il était devenu complètement maboul.

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Sur le quai, il y avait un buraliste que les enfants appelaient Barbapou. Ils se retrouvaient tous devant sa boutique et lui, cherchait à les chasser, parfois en leur envoyant de l’eau de Seltz sous pression à la figure. Les enfants le faisaient enrager en lui chantant « Barbapou, barbapou ». Ils est même arrivé qu’ils mettent le feu à ses journaux avec un miroir, depuis l’extérieur…

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Le quartier ensuite a complètement changé, à partir de la naissance de ma fille, en 1953, ç’a été le jour et la nuit : ce n’était plus le même quartier. C’était la même vie qu’en ville, ce n’était plus les Ponts. En 1955 tout le monde avait l’eau, la fontaine ne servait plus à rien, il n’y avait plus les attroupements sur la place, où tout le monde était assis là : c’était presque la frairie sur la place. Les gens restaient chez eux. Après, vers 60, il y a eu la télé, à partir de ce moment là les gens sont restés chez eux. Avant, le spectacle était dans la rue. Le soir, jusqu’à 11h / minuit, les gens étaient dehors à jacasser entre eux sous le lampadaire.

JPC  Les enfants aussi ?

AD Oui, on rentrait, quand on en avait envie de dormir, on ne disait rien, on s’en allait, on allait se coucher. Le quai Saint-Martial était la promenade du soir. Les gens allaient jusqu’au Pont Neuf : il y avait des allées immenses, qu’ils ont réduites pour faire les deux voies. Il y avait plein de monde sur les larges trottoirs, plein de gens sur les talus en descendant… Les gens étaient souvent dans la rue. Il faut dire qu’ils n’avaient pas beaucoup de place. Maintenant on a des maisons  avec beaucoup d’espace. A cette époque, il y avait deux pièces chez mes grands parents : la chambre, la cuisine. Pas plus, et tous les appartements de la maison étaient pareils.

JPC  Les bistrots devaient être très fréquentés ?

AD Pas tellement… dans mon coin à moi, il n’y en avait que deux : chez Janicaud en face l’usine à gaz et chez Renée, une dame, qui tenait un bistrot sur la place, où j’habitais. Deux bistrots de ce côté là, et de l’autre côté, en bas, plusieurs épiciers, quatre ou cinq, trois bouchers avant le pont et le bistrot de Chacha. C’est tout. Il n’y en avait pas beaucoup de bistrots. Les gens étaient surtout dans la rue, ça discutait.

JPC  Mais l’hiver est long et froid.

AD L’hiver, qu’est-ce qu’on faisait ? On allait au lit ! Mon grand-père me disait : « Va te coucher, il fait nuit ». Et quand je voulais faire mes devoirs, il me disait : « Ça coûte cher la lumière, va te coucher ». Je me dépêchais dès que je rentrais du lycée de faire mon travail, parce que quand le grand-père va revenir… la lampe pigeon va s’éteindre… et il fallait aller au lit sans discuter… on aurait eu trop honte de dire à un professeur : « J’ai pas fait mes devoirs parce qu’on m’a éteint la lumière, et pourtant c’était vrai ».

AD Les gens étaient très présents les uns chez les autres. Il n’y avait pas d’intimité. Mon mari l’avait très mal pris quand je me suis mariée : il ne concevait pas que les voisines entrent sans frapper ; elles rentraient, elles soulevaient le couvercle des marmites en disant : « Qu’est-ce que tu as fait pour ton dîner aujourd’hui ? ». Mon mari me disait : « Mais enfin, je serais en train de faire ma toilette… elles rentrent comme ça ? » Mais c’était tellement normal pour nous, qu’on ne s’en rendait même pas compte. Les gens étaient très sociables : par exemple vous étiez malades, il n’y avait pas de voitures à cette époque, personne n’en avait, mais sitôt que le médecin était passé, il y en avait deux ou trois qui arrivaient et qui vous disaient : « Est-ce qu’il faut des médicaments ? Est-ce que vous voulez que j’aille les chercher ? » Et aussitôt, les bonnes femmes s’habillaient et elles allaient jusqu’à la mairie, parce que la première pharmacie était une pharmacie mutualiste, qui était en haut du Pont Neuf, là où a succédé la poste. Maintenant il s’y trouve, je crois, un vendeur de jouets. Et au coin de la rue, où tout a été démoli et où se trouve le parking de la mairie, il y avait dans l’angle un herboriste ; parce qu’à cette époque, les gens se soignaient par les plantes.

JPC  L’entraide jouait beaucoup aussi lorsqu’il y avait des accouchements, non ?

AD Et des morts aussi. Il y avait une femme dans notre impasse qui ne faisait que ça : aller habiller tous les décédés des familles, de tout le monde. Elle arrivait et elle faisait ça.

JPC  Et elle le faisait à titre gracieux ?

AD Tout à fait bénévole, bien sûr. On l’appelait… Et pour les accouchements, c’était pareil. On parle de pornographie aujourd’hui. A l’époque, les gens ne le considérait pas comme ça. Je me rappelle que quand il y avait les alertes, pendant la guerre, j’ai souvent vu mes voisines descendre avec leurs slips qu’elles étaient en train de finir de mettre, sans chemise ni rien. Personne n’en était choqué. Elles avaient peur, elles se dépêchaient de descendre, personne ne disait « Comment elle ose se montrer comme ça ? », non, ils… je ne sais pas. Je me demande si le terme « pudeur » existait à cette époque d’ailleurs. On ne l’avait pas encore inventé…

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Par exemple, j’avais une voisine, juste la fenêtre en face – son vieux s’appelait Antoine, je me rappelle – Jamais ils ne fermaient la fenêtre, ni leurs volets et alors on voyait la Jeanne qui enlevait ses habits, qui se promenait un bon moment toute nue dans sa maison, et puis tout d’un coup elle se décidait à mettre sa chemise de nuit, et si vous aviez le malheur de vous pencher à la fenêtre pour regarder passer les gens, hé bien vous voyiez en face vous, la Jeanne complètement déshabillée. Ça ne choquait pas les gens. Ça ne faisait pas des ragots. Ça ne nous aurait même pas venu à l’idée.

JPC  Pour autant les mœurs n’étaient pas plus libres qu’ailleurs ?

AD Je ne pense pas, non, non. J’ai jamais vu des histoires de cocufiage, comme il y en a chez des jeunes de maintenant, non, pas du tout… Les gens étaient bien tranquilles chez eux. La seule chose, c’est qu’ils partageaient une grosse intimité… On aurait dit que c’était la même famille, quoi. Et le soir, il n’y avait qu’une bonne femme qui faisait la soupe, elles n’étaient pas dix à la faire. Elles étaient dans la cour, assises sur leurs pliants, puis d’un seul coup, il y en a une qui disait : « Ah ! me’n vau far la sopa ». Alors elle montait chez elle et elle faisait la soupe, puis après elle redescendait, chacun descendait son écuelle sur les marches de l’escalier dans la rue et elle trempait la soupe à toute l’équipe. Et puis la semaine d’après, s’en était une autre… Il n’y avait pas de jalousie entre les gens, parce que comme ils n’avaient pas cinquante choses à manger, ils mangeaient leur soupe, donc ils ne pouvaient pas être jaloux du voisin qui aurait mangé du caviar ou du foie gras, parce que c’était la soupe pour tout le monde, et c’était la même. Et puis, il y avait le boulanger, là, Rouly : elle existe encore cette boulangerie. Il y a cet espèce de grand portail sur la place – on le voit encore : toutes les femmes entraient par le portail et allaient porter cuire leur plat de viande, de pâté de foie, de pâté de tête, de pommes de terre, dans le four, quand il avait fini sa fournée.

JPC  Et elles payaient pour la cuisson ?

AD Non, il ne demandait rien, il ne s’en occupait pas : on soulevait la roulette de la porte d’entrée. On mettait le plat dedans, on refermait. C’était à nous à voir si c’était cuit ou pas. Il prêtait son four, et il nous laissait entrer… il n’y avait pas de vol comme maintenant, pourtant, il y avait plein de choses… ce hangar était garni de bazar, ils n’ont jamais eu de vol. Ils laissaient rentrer les gens chez eux dans cette grande remise. Tout le monde rentrait, sortait… Je crois que jamais il ne serait venu à l’idée de quelqu’un de dire : « Tiens je prends un pain », parce qu’il y en avait partout, non, ils allaient porter leur plat à cuire, ils ne s’occupaient pas du reste.

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Les gens avaient confiance. Personne n’aurait eu l’idée de toucher à quelque chose chez les autres. Je n’ai jamais vu mes grands parents fermer à clé leur porte. De toute façon il n’y avait rien à voler. Personne n’avait rien. Sauf le strict minimum, ce qu’il faut pour vivre. Les intérieurs étaient toujours très propres. Chez ma grand mère c’était toujours très propre : les vieilles astiquaient drôlement bien leurs maisons dans le temps… mais qu’est-ce qu’elle avait ma grand-mère ? Une table, quatre chaises, une cuisinière à gaz, une cuisinière à charbon, un placard pour mettre les affaires, et dans la chambre deux grands lits de coin. C’est tout.

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Tout se faisait au grand jour, donc vous étiez obligé de… en voyant tout ce qui se passe, hé bien vous étiez bien obligé d’en tenir compte, d’analyser les choses, d’essayer de comprendre… Moi, j’ai une peur de la mort depuis cette époque là, parce que c’était l’époque où l’on mettait encore ces grands rideaux noirs devant les portes. Et quand je revenais de l’école et que je voyais devant la porte ce grand rideau noir qu’il fallait pousser un petit peu pour rentrer dans le couloir, la peur me prenait, je montais en courant chez ma grand mère, je tremblais et je disais : « Pourvu qu’on n’ouvre pas une porte où il y a un mort… » Ça m’avait vraiment marquée ces espèces de rideaux noirs. Mais on était au courant de tout… sauf peut-être, le seul tabou qu’il y avait, c’était sur les femmes enceintes. Quand vous posiez une question, par exemple en disant : « Pourquoi elle a un gros ventre, la dame ? », on nous disait : « Ce n’est pas des questions que l’on pose, tu te tais, ça ne te regarde pas ». Jamais on ne vous aurait répondu. C’est pourquoi, je dis que les jeunes de mon époque, on était niais comme il n’est pas possible de l’être. On ne savait rien du tout de la vie, mais alors quand je dis rien, c’est rien du tout, au point où moi, la première fois que j’ai eu un flirt avec un garçon, quand il m’a embrassée, j’ai dit « Ça y est, je vais être enceinte ! » Les gamins d’aujourd’hui à quatre ans ne poseraient pas les questions idiotes que j’avais posées moi à dix sept ans.

JPC  Mais à la fois, vous aviez une expérience…

AD Ah, sur comment étaient faits les gens, etc. on savait. Mais enfin, il n’y avait pas d’exhibitionnisme. La vieille, quand elle se déshabillait, je suis sûr qu’elle ne se rendait pas compte que les autres la voyait, où alors… ce n’était pas un problème.

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Par rapport à la sexualité : les gamins et les gamines, nous étions tous ensemble, dans cette impasse, on a fait des cabanes, mais j’ai jamais vu des choses qui pouvait atteindre à la morale ; ni embrasser, ni caresser une fille, rien du tout. On jouait ensemble. On était asexué. On pensait pas du tout à ça.

JPC  Mais il venait bien un jour..

AD Non, on a commencé par se bagarrer : on n’a pas commencé par des histoires d’amour. A un moment, ils ont décrété qu’ils étaient des garçons, qu’ils étaient costauds, qu’ils étaient des forts et ils ne voulaient plus qu’on aille avec eux jouer. Alors, comme c’était très sale, qu’on y voyait rien, ils tendaient des ficelles et l’on se prenait les pieds dedans, on s’étalait par terre et ils étaient contents, et on n’allait pas les enquiquiner parce qu’ils nous empêchaient d’y aller. 

JPC  Mais ça, c’était quand ils avaient 12-14 ans…

AD Oui, mais je ne peux plus vous parler d’après 15 ou 16 ans, parce que tout le monde allait travailler à cette époque : ce n’était plus des gamins, et moi j’étais la seule lycéenne, donc je n’avais plus de rapports avec eux. Tous les gamins allaient travailler.

JPC  Que faisaient-ils ?

AD Ce qu’ils trouvaient : mécano par exemple… pas des situations intéressantes…

JPC  Ils ne travaillaient pas en usine ?

AD Si, pas mal travaillaient en usine, dans la chaussure, la porcelaine. A cette époque, les usines étaient tellement florissantes qu’ils n’avaient pas de mal à trouver un boulot. On était 1200 employés chez Heyraud, ou peut-être plus, quand j’y travaillais. Les parents les envoyaient travailler dès qu’ils avaient leur certificat, à douze ans. Alors que moi, j’ai été au lycée jusqu’à 18 ans, donc je ne les voyais plus.

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JPC  Votre grand-père était satisfait que vous fassiez des études ?

AD Il s’en fichait complètement. Autant maintenant on se glorifie quand on a un gamin qui a le bac… à cette époque, qu’est-ce qu’il s’en fichait le grand-père ! De toute façon, ce n’est pas lui qui m’a fait faire des études, c’est mon parrain, son fils, était quelqu’un de très bien, pas sectaire du tout, un humaniste, très intelligent, et comme il avait vingt ans quand je suis née et qu’il était mon parrain, il vivait toujours chez mes grands parents, et il a dit : « La petite fera des études ». Mon grand père a dit : « Il n’en est pas question, on n’a pas d’argent ». Mais il a dit : « C’est moi qui m’en occupe ». Il m’avait fait entrer aux scouts à sept ou huit ans, il m’a donné une base solide, parce que le scoutisme à cette époque, c’était quelque chose de bien.

JPC  Vous partiez en voyage ?

AD Non, je parle des valeurs morales qu’il nous inculquait ; il y avait des valeurs morales importantes dans le scoutisme : cette notion de bien était là en permanence. C’était les scouts laïques, les éclaireuses.

JPC  Après il a poussé pour que vous alliez au lycée.

AD Oui, je suis allée au lycée, j’ai eu un bac technique et mon premier emploi, j’ai été secrétaire chez Heyraud. J’y suis restée jusqu’à la naissance de ma fille et après sa naissance de ma fille, je suis entrée au foyer Gilbert Ballet, j’y suis restée vingt cinq ans : on s’occupait de délinquants. Un jour, le juge et la DASS ont décrété qu’il n’y en avait plus ! Ils ont fermé notre foyer en 1981 et je me suis retrouvée sans emploi, à cinquante cinq ans. A ce moment là, je me suis occupé bénévolement d’un foyer d’alcooliques.

JPC  Vous connaissez des chansons ?

AD [Elle chante la Valse à Bousta] Ces chansons se chantaient à l’occasion de la frairie. Leur fête était assez importante.

JPC  Et la fête de la Saint Jean ?

AD Le feu se faisait aux trois tilleuls qui sont restés, du côté du boulevard Allende, hé bien là il y avait une grande place et ils faisaient un feu au milieu de la route. Tous les gens du pont Saint-Etienne venaient voir le feu du pont Saint-Martial et ceux du pont Saint-Martial allaient là-bas, parce qu’il y avait le feu de Saint Jean et le feu de Saint Pierre : la semaine d’après il y avait la Saint Pierre. Alors on allait de l’un à l’autre.

JPC  Qu’elles idées politiques étaient les plus répandues ?

AD Communistes, pas tous, mais ceux qui primaient le plus étaient les communistes. Très sectaires.

JPC  Je suppose qu’ils étaient très anticléricaux.

AD Même les socialistes de cette époque. Mon grand-père, qui était socialiste, n’est jamais rentré dans une église. Il disait – quand il accompagnait quelqu’un qui était mort – il arrivait devant l’église et il disait : « Ici, je vous attends, parce que si je rentre là-dedans, ça va me tomber sur la tête ».

JPC  Il n’était pas seul, il y en avait beaucoup comme lui, non ?

AD Ça a continué, mon père n’a pas voulu rentrer dans l’église le jour du mariage de ma fille. Mon père a dit : « Je l’accompagne à la mairie, mais après débrouillez-vous comme vous voudrez, moi, je n’irai pas ».

JPC  Donc, ils ne vous ont pas baptisé, par exemple.

AD Ah non, ni ma fille ! Mon grand père était socialiste et mon père communiste enragé. Ils étaient sectaires à un degré… la politique moi, je ne veux pas en parler, je sais que c’est un sujet de dispute. Dans la famille on ne discute jamais de politique, on respecte l’opinion de l’autre… Mon père et mon grand-père se disputaient comme des chiffonniers. Mon père disait : « Tu parles ! Socialistes, vous êtes plus que roses ! » Mon père a été communiste jusqu’à la fin de ses jours. Il a été pendant cinq ans FTP avec Guingouin et puis c’était un pur et dur ! Il ne fallait pas lui parler d’autre chose. Quand ça en arrive à ce degré là, c’est ridicule. Que vous ayez une idée bien forgée, c’est la vôtre, elle est respectable, mais il ne faut pas l’imposer aux autres. Alors que lui aurait imposé sa façon de faire à tout le monde.

JPC  Est-ce que tout cela était lié aux grèves de 1905 et en suivant… on parlait encore de tout ça ?

AD Mon père parlait beaucoup des Croix de feu, ces fameux Croix de feu[5]. Ils avaient envahi la rue des Sœurs de la rivière, à un moment... J’ai jamais su exactement ce que c’était. Mon grand père parlait aussi beaucoup de ce fameux avion pour lequel ils avaient organisé une souscription nationale, et il y avait perdu tout son argent, parce que ce projet avait échoué[6]. Le grand père y avait pris plein d’actions, et je l’ai toujours entendu dire, quand il passait près d’une jolie maison qui était au coin de la rue : « Et dire qu’au lieu d’être locataire, je pourrais avoir cette joli maison, si je n’avais pas donné tout mon pognon pour cet avion ! ».



[1] « Oh, petite Merle, tu vas en prendre une ».

[2] « Ah, feu de Dieu, je me suis cassée la gueule ».

[3] Cette formule est en fait tirée d'un dialogue de sourdes (d'où le contexte d'utilisation signalé par A. Desjariges) au marché, très amusant, qui donne ceci :

Adiussiatz, (Bonjour)
- Qu'es daus uòus (Ce sont des oeufs)
Coma vos portatz-vos ? (Comment vous portez-vous ?)
- Quatre sòus. (Quatre sous)
E chas vos ? (E chez vous ?)
- Vos los auriatz pas mens. (Vous ne les aurez pas à moins)
Anem, portatz-vos bien. (Allez, portez-vous bien)
- Prenetz-los, tot parier. (Prenez-les quand même)

[4] Littéralement : « C’est le feu de Dieu sur le faubourg de Paris [càd de la route de Paris] », formule rimée, qui n’a pas de sens précis.

[5] Les Croix-de-Feu était une ligue nationaliste française proche de l’extrême droite, issue d’une association d’anciens combattants décorés de la guerre 14-18, dirigée par le Colonel François de La Rocque. Le 16 novembre 1935, à Limoges, des affrontements violents, entre les Croix-de-feu et des militants de gauche avaient fait plusieurs morts. La ligue fut dissoute par le gouvernement du Front Populaire, le 18 juin 1936.

[6] Il s’agit sans doute du scandale financier de l’Aéropostale, en 1931.  

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bibliographie

Sommaire

1. Une maison près du pont Saint-Martial

2. Hygiène et lessive

3. Le(s) quartier(s) des ponts

4. L’occitan des blanchisseuses et des autres

5. La vie dans le quartier  

6. Entraide, sociabilité et promiscuité : la vie dans la maison et dans l’impasse

7. Travail, études  

8. Chansons et fêtes

9. Politique et religion  

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