Entretien avec Roger Faure

réalisé par Jean-Pierre Cavaillé, le 21 janvier 2006 à Compreignac

 

Roger Faure   Je suis né sur le marché de la place des Bancs, ou presque, en 1928. Ma mère à juste eu le temps d’entrer dans un couloir pour me mettre à la vie, dans la petite rue Jauvion. Et je suis descendu à sept jours au pont Saint-Martial et j’y suis resté jusqu’à l’âge de cinquante-cinq ans. J’ai fait toute ma carrière en haut de l’avenue de la Révolution, au coin de l’avenue Baudin. J’étais préparateur en pharmacie. Nous habitions place Sainte-Félicité, en face du marchand de cuisinières, chez Bonnet, au 7 et au 3 dans les deux maisons l’une en face de l’autre puis, à partir de l’âge de vingt et un ans, j’ai habité à trente mètres du bord de la Vienne, à côté de la boulangerie et près de chez Chacha le bistrot de l’autre côté, près du parc Louis Goujaud : dans cette grande maison [Mr Faure montre une photographie] ; dans la petite maison à côté travaillait Monsieur Guyonnet qui pratiquait la décalcomanie sur porcelaine, où  j’avais mon jardin.

La maison qu'habitait Roger Faure (2e étage)

Mon père était coupeur en chaussure chez Heyraud, et ensuite quand la guerre est venue, il s’est camouflé dans des greniers pour échapper au STO, et travaillait pour rendre service, en se cachant, et c’est là que j’ai vu les allemands avec le fusil pointé sur le ventre qui cherchaient mon père et ce jour-là il était dans le grenier à plat ventre sur une poutre. Ils ne l’ont pas trouvé, parce que j’avais oublié d’allumer la lumière – vous comprenez –, alors c’était noir. Mon père avait déjà une quarantaine d’année et il est mort à cinquante ans d’un cancer du poumon dû à son travail, à cause de la colle de poisson utilisée pour les chaussures, qui était toxique. Ma mère ne travaillait pas, car elle était malade depuis longtemps.

J’étais préparateur en pharmacie et infirmier : infirmier militaire – j’étais devenu infirmier à l’armée en Algérie en 1948-49 – et à ce moment là il n’y avait pas d’infirmiers civils comme aujourd’hui. Il y avait seulement les petites sœurs qui faisaient les piqûres et les sages femmes. Je faisais le métier d’infirmier en plus de mes heures de travail, le soir. J’avais un circuit, que je faisais à bicyclette ; les médecins me demandaient de leur rendre service,  c’était un service, je n’étais pas payé, ou alors ils me donnaient quelque chose… un lapin par exemple… Je faisais comme service l’Aiguille, Condat, je revenais sur les Portes-Ferrées, des fois j’allais jusqu’à la cité Léon Blum, et le pont Saint-Martial, à vélo. Je trouvais ça formidable, parce qu’après, j’ai pu me payer un scooter, puis j’ai pu acheter une Deux-chevaux. Après je suis tombé malade, parce que j’en faisais trop.

Je suis bien content de retracer la vie du pont Saint-Martial, parce que ç’a été ma vie. Je servais d’infirmier dans le quartier. Je connais toutes les maisons par cœur… Le pont Saint Martial, malgré tout ce que l’on peut dire des ponticauds, c’était des gens liés, on se rendait service les uns les autres. On venait souvent me chercher chez moi, même la nuit, parce que j’avais les clés de la pharmacie, pour monter faire des médicaments, pour des enfants, ou autre… Je le faisais à titre gracieux. On me faisait des petits cadeaux, pour me faire plaisir. Étant un infirmier militaire, je n’avais pas le droit de me faire payer dans le civil.

Dans tous les appartements nous avions deux pièces, une chambre et une cuisine, en principe, rarement trois pièces, ou une alcôve qui servait pour mettre un lit, en plus. Ils faisaient leur dîner sur un réchaud à pétrole. Les dames faisaient leur dîner la veille sur la cuisinière – une cuisinière à charbon –, et quand elles arrivaient à midi elles faisaient réchauffer sur le réchaud.

On allait aussi faire cuire chez les boulangers. Par exemple des pommes de terre au four : on faisait son plat, puis on le portait au boulanger, et le boulanger demandait « à quelle heure tu sors ? ». Et après ses fournées, il enfournait tous les plats à la fois, et il le leur donnait à midi. Les gens donnaient la pièce pour les commis du boulanger.

Le soir après le travail, il arrivait que les gens d’une même maison descendent dans la rue, sur les marches d’escalier pour manger leur soupe avec leur bol, le pain à côté, le litre de vin rouge à côté. Ça arrivait à la bonne saison. On mangeait dehors bien souvent. On s’amusait à jouer aux cartes sur le trottoir, sur les caniveaux…

La maison que j’ai habitée en dernier, c’est mon grand-père et ma grand-mère qui l’ont inaugurée. Après ce sont les enfants qui l’ont habitée et moi et ma mère, quand deux logements ont été vides, je suis allé habiter où je vous ai montré. Au dessous, il y avait d’autres locataires, qui s’appelaient Durami et Lacorre, et ensuite au dessous encore, habitaient justement ma tante, la sœur de ma mère avec ses deux frères et son mari. Et c’est justement le propriétaire, qui avait cette petite maison de décalcomanie sur porcelaine. Sa maman m’avait gardé un peu quand j’étais enfant et m’avait promis de me vendre la maison en premier, mais je ne l’ai pas achetée, parce que les choses se sont passées autrement, mais son fils me l’a offerte, et j’aurais pu la prendre… J’ai quitté le pont Saint-Martial, qui était mon fief, pour venir habiter ici. J’y suis redescendu pour la dernière fois il y a deux ans, et comme on a dit avec ma femme : « on n’y reviendra jamais… ».

JPC – Pourquoi ?

RF – Parce que le pont Saint-Martial a complètement changé. Ce n’est plus le pont Saint-Martial…

JPC – Parce que tous les gens sont partis, parce que ça c’est enrichi, parce que les mentalités ont changé ?

RF – Les gens de mon âge ont disparu, beaucoup, les enfants n’ont plus habité eux-mêmes. Dans la jeunesse, nous étions vint-quatre garçons et filles, entre soixante-quinze et maintenant quatre-vingt ans, et nous restons, je compte trois… peut-être quatre.

JPC – Le quartier, comment vous le voyiez, quelles étaient ses limites ?

RF – D’un seul côté : disons du Pont, en montant… le quai Saint-Martial, rue du pont Saint-Martial, qui monte jusqu’à la caserne là-haut. De l’autre côté c’était le quartier de la route de Nexon, Babylone, et puis ça montait vers le Pont-Neuf, puis Saint-Lazare… rue de la Roche, et la rue de Nexon, qui partait vers chez Mapataud. Mais le quartier du pont Saint-Martial, c’était avant de traverser.

JPC – Les ponticauds, pour vous, c’était qui ?

RF – Le quartier du pont Saint-Martial.

JPC – Mais les autres, ils se disaient bien ponticauds aussi ?

RF – Mais ce n’était pas les vrais. On se bagarrait pour ça justement.

JPC – Et au pont Saint-Etienne ?

RF – Du côté de la Crotte de Poule, et au-dessus, rue du Masgoulet, tout ça, c’était de vrais ponticauds aussi, un autre quartier des ponticauds. Mais de l’autre côté du pont Saint-Etienne, c’était le Sablard.

JPC – Et le clos Sainte-Marie ?

RF – C’était le clos Sainte-Marie.

JPC – Mais eux vous disent qu’ils sont ponticauds.

RF – Oui, mais c’est pas les vrais…

JPC – Pourquoi c’est pas les vrais ?

RF – C’est-à-dire que nous, on nous appelait les ponticauds et la Crotte de Poule, mais le clos Sainte-Marie gardait son nom parce qu’ils avaient créé une société du clos Sainte-Marie, qui avait formé la première fanfare du Limousin : la fanfare du Mirliton. Mon parrain en faisait partie. Il y en avait une autre, avec des instruments et des mirlitons. Après se sont formés les Marins du Clos qui ont organisé des pêches pour enfants, des fêtes… et qui ont commencé à mettre le pont Saint-Étienne en valeur, en plus de la Crotte de Poule. Cela faisait deux clans : celui de la place où il y a les restaurants [aujourd’hui place de Compostelle].

  RF – Tout le monde travaillait plus ou moins, mais je me souviens qu’il y en avait qui arrivaient, comme ça… Avec moi, j’avais des petits copains, quand ma mère m’appelait pour me donner mon casse-croûte l’après-midi, il y en avait un ou deux avec moi, alors elle leur disait : « Monte manger » et elle leur donnait une tartine de pain avec un morceau de sucre. C’est ce que l’on mangeait. C’était naturel.

C’était la grande famille. La famille du pont Saint-Martial contre les Portes Ferrées, ou contre le Pont-Neuf, ou contre le pont Saint-Étienne… On était des clans, il y avait des bagarres, au lance-pierres, entre enfants, entre jeunes …

JP C Et les adultes ?

RF Ça arrivait, dans les bals, au Cheval Blanc, des passages à tabac, enfin, rien de méchant. Et puis au point de vue politique… mais le lendemain tout le monde était copain.

JPC Mais ils n’avaient pas les mêmes idées politiques ?

RF Ah non ! C’était cinquante-cinquante, communistes et socialistes. Il y avait des réunions… elles se tenaient au Cheval Blanc ou au café chez Mr et Mme Du Ligat : c’était la section du pont Saint-Martial du Parti Communiste, qui se réunissait là, gentiment. Mais j’ai vu qu’ils s’envoyaient des tomates par la figure… Il y avait quelques socialistes et ils leur envoyaient des  tomates, parce qu’ils n’étaient pas d’accord, mais on pourrait dire gentiment, parce qu’après ils buvaient un coup ensemble.

JPC Mais tout ça se passait entre gens de gauche ?

RF – Oui, oui.

JPC – La plupart étaient anti-cléricaux ?

RF – En principe oui, mais il n’y avait jamais de protestations dans la rue. Un tel allait à l’église et puis c’est tout.

JPC – Mais ils étaient rares ceux qui allaient à l’église ?

RF – Non, il y en avait beaucoup. Par exemple quand j’ai fait ma communion, on était au moins une trentaine de jeunes, c’est-à-dire une trentaine de maisons.

JPC – Vous, vous avez donc été baptisé, etc.

RF– Oui. Mais même certains communistes ont été baptisés, des jeunes : j’en connais. Mes parents n’ont jamais fait de politique, et moi non plus.

JPC Ils vous ont donné une éducation religieuse, en tout cas

RF – Non, c’était seulement la communion et j’ai été à l’école du pont Saint-Martial, jusqu’à la hauteur de la caserne, vous voyez, où il y avait la Quatrième région sanitaire. L’école était là, juste en face. La caserne a souvent changé : il y avait l’école des Dragons avec leur manège, puis il y a eu les mobilisés, qui passaient la visite militaire pendant deux jours…

**

Il y avait très peu de voitures : on jouait au football sur le quai en face de l’Union [Coopérative]. Combien de fois le ballon a été taper dans la glace de l’Union ! Ils sortaient et nous cavalaient. On voyait une voiture à cheval qui arrivaient du côté de la rue des Sœurs la Rivière, à 100, 150 mètres, on criait : « Attention, une voiture ». On s’arrêtait, le cheval passait et on recommençait à jouer. Alors que maintenant il passe des dizaines de voitures à la minute et plus.

**

Nous avons créé un terrain de pétanque entre le pont Saint-Martial et le pont de la Révolution : nous étions tous les soirs, une bande de jeunes et moins jeunes (moi j’étais marié et j’avais plus vingt ans). Les enfants ensuite y ont joué.

 

RF – Les blanchisseuses parlaient le patois entre elles… moi je le cause aussi un peu.

JPC – Vous l’avez donc appris en ville ?

RF – Oui. Mais on ne le causait pas à la maison, quoique mes parents le parlaient entre eux. Je l’ai appris de ma vieille tante, de ma femme après et puis des voisins… comme ça… on se causait… des conversations suivies… moi, je coupe un peu des fois moitié-moitié, mais des conversations suivies… Je l’ai appris comme ça… Il y avait les laitières qui venaient, avec leurs chevaux, leur lait et leurs légumes et elles se mettaient en principe sur la place Sainte-Félicité. Et elles ne parlaient que patois : « E ma pita que voes-tu ? », etc.

JPC – Jusqu’à quand vous l’avez entendu dans le quartier ?

RF – En Quarante peut-être… maintenant c’est devenu très rare.

RF – Quand on leur jetait d’en haut de petites pierres ou l’on allait plus haut leur remuer la vase et elles disaient : « Que ses ben coquin mon pitit ; se te trape l’aurelha, tu vas veire ».

  Les ravageurs

RF – Il y avait des petites scènes de quartier, par exemple il y avait les ravageurs, c’est-à-dire les pêcheurs au filet, qui avaient le droit, mais qui pêchaient avec des filets de mailles trop petites, alors la police… Je crois qu’ils faisaient semblant… J’ai vu un jour un ravageur : il avait senti sur son bateau qu’il était surveillé. Il avait mis une botte de foin sous son gilet pour se rendre bossu, et quand les agents sont venus, ils lui ont crié : « oh Bossu, atterris ». Ils lui disaient de rejoindre la rive. « On te connaît, on te connaît ». Il a plongé et il est allé ressortir dans un autre coin, où il était sûr qu’ils n’étaient pas. Il s’est déshabillé, il a repris ses habits normaux, ils n’y ont rien connu. C’est qu’ils étaient malins. S’ils avaient bien voulu, ils auraient pu les attraper, mais c’était la combine : « Tu nous fais courir et on se retrouve à telle heure avec ta friture… ». Puis, les ravageurs avaient un avocat ; ils  s’entendaient entre eux, et avaient un avocat qui jouait avec eux le soir à la bellotte et qui les défendait ; ils s’arrangeaient… C’était un brave gars, sa femme aussi… Ils avaient été le chercher : il habitait du côté de la Montagne des pins, et avait fait copains avec les ponticauds.

JPC – Vous avez parlé du père Chacha…

RF – Chacha, c’était un ravageur, mais comme il n’avait qu’un bras… Il avait perdu l’autre accidentellement. Sa femme tenait le restaurant au coin, le café qu’elle avait acheté avec une nommée Pauline dont je vais vous parler. Lui, conduisait les bateaux, parce qu’il n’avait qu’un bras, il ne pouvait pas lancer le filet, ou alors peut-être que si, parce qu’il me semble qu’il tenait son filet d’un bras, et qu’il avait un autre appui dans la bouche. Quand le filet partait comme il faut… c’était une science, à bien dire… Et ils étaient très gentils parce qu’ils attrapaient du poisson et ils en faisait profiter tous les gens au bord de la Vienne. Ma mère étant de leur âge, à peu près, ils disaient : « Berthe, veux-tu une friture aujourd’hui ? » Alors ils lui donnaient une friture, à ma mère. Je me souviens… Et le reste ils en faisaient des loteries. Ils faisaient un poids de poisson et puis ils le faisaient loter. Ils mettaient des numéros sur un papier et les gens donnaient un peu d’argent pour participer à la loterie.

JPC – Mais c’était clandestin ?

RF – Oh non, ils le faisaient devant tout le monde. Ils allaient voir les gens, n’importe qui, dont le billet sortait et ils gagnaient la friture. Ça leur faisait un petit peu d’argent. C’était entre personnes du pont Saint-Martial. Ils s’entraidaient, parce qu’il y avait vraiment des familles qui étaient pauvres, alors là, ils leur donnaient.

**

Les ravageurs ramassaient aussi le sable, aux sablières épaisses, formées par le courant. Ils le ramassaient avec une pelle qui était comme une sorte de boite à conserve, avec des trous au fond, pour laisser couler l’eau. Ils remplissaient le bateau à ras-bord et le conduisaient sur la berge. Ils vendaient parfois le sable. Ils en avaient le droit.

Quand ils tiraient le filet. C’était beau à voir. Ils se mettaient en rond, ils se déployaient et ils se refermaient, avec les bateaux. Cela arrivait presque tous les soirs à la montée du poisson (entre Pâques et Pentecôtes), même si c’était défendu. C’était permis, mais avec des mailles larges autorisées, mais leurs mailles étaient plus petites, pour pêcher la friture. Ils étaient quatre ou cinq pêcheurs, un rond assez grand, de façon à ce que, s’ils étaient cinq ou six ou quatre, ils évaluaient la grandeur de leurs filets pour ne pas se mélanger et ils tiraient et fermaient complètement le trou, et tout le poisson qui était dans le trou, ils le ramassaient. Et quand ils revenaient ils nettoyaient leurs filets et les mettaient à étendre sous l’arche du pont. C’était curieux de les voir, parce qu’ils étaient agiles : le filet ils le tenaient aussi bien de la bouche que des mains pour le lancer, puis ils déployaient une surface grande comme la salle à manger, là. Chaque filet.

JPC – Ces gens là,  ils ne faisaient pas que ça dans la vie ?

RF – Non, ils avaient un travail, ils faisaient ça le soir en revenant du travail, ou le samedi, ou le dimanche.

JPC – Et Chacha vendait de la friture dans son restaurant ?

RF – Non, en principe c’était toujours des amis qui allaient le trouver et il la donnait. Je ne dis pas qu’il n’en a pas vendu, mais je ne l’ai pas vu. On n’allait pas chez eux pour manger de la friture, comme c’était le cas ailleurs. On trouvait plutôt la friture au Cendrille, c’est-à-dire à la Montée des Pins, après chez Mapataud : c’était une gargote sur le bord de la Vienne. Les gens de la ville allaient s’y promener le dimanche, c’était le rendez-vous : l’après-midi, ils mangeaient la friture, cassaient la croûte en buvant un litre de rouge, et après ils continuaient à se promener.

JPC – De quels poissons était composée la friture ?

RF – Du goujon, de l’ablette, du gardon, de la coursie. [1]

JPC – La coursie ?

RF – La coursie  est un poisson qui se présente comme le poisson blanc, mais il est beaucoup plus nerveux. Il se trouve beaucoup plus dans le courant que le poisson blanc.

**

Il y avait aussi un monsieur, Marcel Granger, qui se faisait un plaisir de promener sur son bateau plat les gens de passage entre les deux écluses.

Sous le pont de la Révolution stationnait ce que l'on appelait le bateau de secours dont s'occupait deux bénévoles : Ruaud père et fils. Ils intervenaient en cas de noyade ou lorsque des objets insolites descendaient la Vienne.

 

Les blanchisseuses

RF – Comme blanchisseuses professionnelles, il y avait le pont Saint-Martial, le pont Saint-Etienne… Et de l’autre côté du pont Saint-Martial… Au port du Naveix, elles étaient postées le long de l’ancienne usine électrique, parce que l’eau coulait chaude à cet endroit, et même on s’y baignait. Elle était chaude et potable. Ma grand mère était blanchisseuse : elle faisait bouillir le linge avec du charbon de bois. Il y avait même une petite naine, qu’on appelait la Lucie et qui faisait la blanchisseuse, juste à côté de chez moi… Quand elles arrivaient elles voulaient leur place ; elles avaient leur place attitrée avec leur pierre et le bachou : elles nettoyaient la rivière avec le balais et lavaient leur linge. Et il y avait des étendages à linge tout le long. Mais les gens qui n’étaient pas des professionnels avaient aussi leur place ; même moi quand je me suis marié, ma femme [née au Mas La Roche à Compreignac] lavait notre linge au bord de l’eau, dans un endroit qui nous était réservé, où il y avait un petit mur, qui n’existe plus, un emplacement réservé à la maison, avec un petit jardin, qui appartenait au propriétaire. C’était privé, mais quand on n’y était pas, et qu’il y en avait une qui en avait besoin, elle disait : « Je prends ta place ».

JPC – Mais l’eau devait être pleine de mousse ?

RF – Non. D’abord, le savon n’était pas le même, et ensuite quand elles avaient par exemple lavé une paire de draps, avec leurs grands balais, elles balayaient la Vienne à l’endroit où elles avaient lavé, elles donnaient un coup et l’eau redevenait claire et elles relavaient. La Vienne n’était pas polluée comme elle l’a été ensuite ; maintenant elle redevient claire, depuis quarante ans environs, il y a à nouveau des herbes et des limons. Le poisson revient.

**

Gamins, le soir en slip, on guettait les carpes quand elles frayaient, vlam, dans l’eau, allez… avec une épuisette, on les repérait à plusieurs… On arrivait à en prendre, oh pas beaucoup, une par-ci par-là.

JPC – Vous saviez nager très jeune, alors.

RF – Sans savoir nager, je suis tombé dans l’eau trois ou quatre fois… et je m’en suis sorti.

JPC – Il y avait des noyades aussi ?

RF – Non, pas parmi les jeunes. Au bord, pour bien vous dire, il y avait pied pour un enfant qui pouvait avoir dix ans, au bord. Et puis, il n’était jamais tout seul.

Les concours de pêche

RF – Le dimanche matin, des fois le samedi, il y avait des concours de pêche avec quatre ou cinq cents pêcheurs. On partait souvent de la gare, ou de la mairie la gaule sur l’épaule avec la fanfare, et arrivé devant le pont de la Révolution étaient distribués les places, les tickets, que nous avions à l’inscription. Cela montait du pont de la Révolution jusqu’au port du Naveix. On était à distance de vingt mètres l’un de l’autre environ. Le concours durait deux heures. Après le concours, c’était la joie. J’ai fait cinq fois le concours enfants des Marins du clos, j’ai gagné deux fois le concours, deux fois j’ai été deuxième et une fois troisième. J’ai toujours été pêcheur.

 

Concours de pêche dans les années 50. On aperçoit la ville de Limoges tout au fond et une pierre à laver au premier plan. Collection de la Société de pêche Les Ponticauds

Les inondations

RF – Il y avait un petit chemin, entre la maison et le pont, qui descendait. L’inondation coupait le chemin qui allait à la maison : on rentrait par une maison qui donnait à l’arrière sur des jardins, on sautait un mur qui retombait entre deux maisons et qui allait chez nous. Mais j’ai vu être obligé de monter sur le toit de la petite maison d’à côté avec une planche, pour rentrer dans la maison. Parce que ça inondait jusque dans la cour : il y avait treize marche et j’ai vu monter l’eau jusqu’à la dixième marche, et ma mère jusqu’à la treizième. Moi, je me suis laissé prendre la voiture au bord de l’eau dans les années 60 : je rentre à dix heures, le soir et la Vienne était normale, mais elle tirait énormément. Le voisin rentre à onze heures et me dit : « Roger, Roger, retire ta voiture, l’eau monte… ». Mais j’ai pas pu faire mon demi-tour pour repartir, l’eau montait à une vitesse formidable : j’ai remis la voiture où elle était. Je l’ai attachée à des grilles et à un arbre, pour qu’elle ne s’en aille pas. C’était un arbre qui s’était tourné en travers sous l’arche d’un pont ou dans les turbines et qui faisait monter la Vienne, quand ils ont pu l’attraper et le remettre droit, la Vienne est descendu tout d’un coup, mais moi, j’étais inondé…l’eau était rentrée dans les caves, partout.

JPC – Et la voiture ?

RF – Elle avait de l’eau jusqu’au volant, mais comme c’était une Deux-chevaux, hé bien on a fait la vidange. On a passé de l’essence dedans et du premier tour elle est repartie. Le voisin, qui avait une Quatre-chevaux, a eu des frais énormes.

J’ai vu aussi la Vienne geler, et des gars traverser à pied et l’un deux même, la glace a cédé sous lui.

**

Je me souviens m’être baigné dans la Vienne les deux derniers jours de mars, sous le pont Saint-Martial.

**

Des noyés, j’en ai vu une dizaine, un seul s’est arrêté devant la maison, accroché à une petite île qui s’était formée… on l’a attrapé avec une perche et amené au bord de la terre en le laissant à mi corps dans l’eau : c’est une loi. C’était surtout des suicidés, qui se jetaient du Pont-Neuf ou du pont Saint-Martial. Cet hiver encore, il y en a eu un.

La Pauline[2]

C’était une dame qui s’appelait Pauline, et qui tenait le café de Mr Chacha, avant. Elle avait un piano, elle jouait extrêmement bien du piano. C’était une musicienne. Mais elle jouait de la chopine en même temps… puis à force de boire, elle n’avait plus d’argent…alors elle a vendu ce café, puis elle était dans une autre petite maison qui était place Sainte-Félicité. Il y avait cinquante centimètre au moins de papier par terre, elle montait dessus pour monter chez elle dans son appartement. Moi je suis allé chez elle : elle avait une corbeille où il n’y avait que des louis d’or dedans, pas beaucoup, mais autant que me rappelle, cinq ou six. Parfois elle voulait payer ce qu’elle achetait avec un louis d’or. Alors les gens lui disaient : « Non Pauline, c’est de l’or, tu me payeras une autre fois, quand tu auras de la monnaie », parce que les gens n’abusaient pas d’elle, au contraire. Elle n’était pas bête, elle chantait, elle jouait de la mandoline. Un jour un forain était venu sur la place : il amenait un ours et le faisait danser avec une autre personne qui jouait de la mandoline, de la guitare, sur la place, et les gens par les fenêtre leur lançaient des pièces, de un ou deux sous, hé ben la Pauline, elle est venue avec sa mandoline et elle a dit : « Ici, c’est mon quartier » et elle lui en a filé un coup sur la tête, pour qu’ils s’en aillent.

JPC – Mais elle ne faisait pas la manche ?

RF – Jamais, elle jouait par sa fenêtre, et quand elle en avait un coup, elle criait après une voisine qu’elle n’aimait pas, qui tenait une épicerie. Mais elle n’avait pas perdu la tête, il n’y avait que quand elle buvait, qu’elle était comme ça. Elle brodait pour les voisins, de très belles choses…

Tintou

RF – Tintou était un homme instruit qui avait été, je crois, administrateur aux Coop Limoges, le Cinéma Union. Il traînait la godasse… et nous étant gosse, si l’on n’avait compris quelque chose, on allait le trouver : « Monsieur Tintou, qu’est-ce ça veut dire, ça et ça ? ». Il se retournait et nous disait : « ça veut dire ça », parce qu’il était énormément instruit. Je ne me rappelle pas s’il avait écrit dans les journaux. Mais je me souviens qu’il se promenait tout seul sur le quai Saint-Martial, rarement il était avec quelqu’un, rarement, mais il était très connu, très respecté. Moi, je ne le prenais pas pour un fou, mais pour un homme, comment on peut dire… évasif, vivant dans un autre monde, mais très intelligent et pas méchant. Il habitait à cent mètres de chez moi.

Panier et les plongeurs

Il avait un voisin qui s’appelait Panier, qui était un jardinier, il faisait les jardins ouvriers… c’était un jardinier et un fleuriste hors la ligne. Il n’était pas méchant du tout, c’était un brave homme. Mais alors, il y allait à la chopine, et il dansait tout seul, le jour de la frairie du pont Saint-Martial, avec son panier, et même il sautait du pont Saint-Martial, tout habillé avec un parapluie ouvert dans la Vienne. Il n’était pas le seul, parce que j’ai le frère de ma mère, mon oncle, qui plongeait du pont Saint-Martial ; il était un nageur hors pair, qui a sauvé deux personnes de la noyade. Il avait sauvé deux soldats sur le Rhin qui se sauvaient du côté des Allemands pour rejoindre le côté français. Il a plongé du haut d’un mat d’un croiseur pour les sauver tous les deux, à trois kilomètres de distance.

JPC – Ils faisaient partie des Marins du clos ?

RF – Pas du tout… quand Panier sautait, quelqu’un lui donnait quelques pièces, sûrement. Mais mon oncle faisait ça gratuitement. Il plongeait avec un nommé Angleraud, qui était un plongeur exceptionnel : il était à la section de la piscine, route de Toulouse, mais je crois, que c’était plutôt les Enfants de la Vienne. Je l’ai vu à 7h et demi le soir et à 8 h on l’a trouvé mort chez lui. Il prenait la soupe chez un camarade qui avait un café rue du pont Saint-Martial. La Françoise lui trempait sa soupe tous les soirs. Il prenait sa soupe et la montait chez lui, dans la même maison. Il n’a pas eu le temps de la manger, on l’a trouvé, la tête sur la table, comme cela. On l’appelait Quinou et mon oncle, on l’appelait Missou, mais il s’appelait vraiment ainsi, comme Panier. C’était un gars, je peux le dire parce que j’en suis fier : quand il était jeune, il s’est engagé dans la Légion pour nourrir ses deux sœurs et son frère, parce que son père et sa mère sont morts tous les deux : il était l’aîné des trois et s’était engagé pour les nourrir. Il a dû faire dix ans de Légion.

La nounou

Une pauvre dame me gardait quand j’étais petit, qu’on appelait Mimi, qui prisait du tabac, et m’en donnait parfois. C’était les femmes de la génération de mes grands parents qui prisaient. Cette dame, qui habitait la même maison que le peintre sur porcelaine, avait eu des jumeaux sans être mariée, et elle les avait perdus tous les deux, l’un avait vint-quatre ans et l’autre trente. Je lui ai promis de m’occuper de leur tombe à tous les trois tant que je vivrai, et cette année encore je suis allé la fleurir pour Toussaint.

Rétameur

Il y avait un rétameur, de l’autre côté du pont Saint-Martial, sur le bord de la Vienne. Il passait avec un petit cheval dans la ville pour prendre les produits à rétamer.

Galétous

Le dimanche matin, avant dix heures, venait une brave femme, qui devait habiter au début de la ville, place des Jacobins, quelque chose comme ça : elle avait un grand panier en osier avec des galétous, des brioches et des beignets. On l’entendait : elle donnait un coup de trompette sur une place : « Beignets, galétous ». Les gens descendaient et lui achetaient des beignets, des galétous pour déjeuner. Je l’ai connue au moins dix ans, cette femme… souvent cette femme donnait un gâteau à la Pauline.

Peillarauds

Ils avaient un âne, habitaient du côté de Moissaguet, et le fils jouaient avec nous au football. Et ils criaient « Peaux de lapin, pon ! », et les gens faisaient signe qu’ils en avaient et descendaient et il la leur payait deux sous, cinq sous, et il les revendait.

Un chanteur

Dans la même maison, on avait un Monsieur, qui s’appelait Cabirole : sa sœur vendait à côté des halles, et lui c’était un chanteur. Quand il sortait de travailler le soir, qu’il buvait un bon coup, il montait chez lui, se regardait dans la glace chanter (j’habitais en face de chez lui  et je le voyais faire), et quand il savait bien sa chanson, il ouvrait sa fenêtre en grand et se mettait à sa fenêtre et chantait Les Blés d’or : « Mignonne quand le soir descendra sur la terre… ». Il chantait comme ça, pour lui.

Un chaisier

Je me souviens de Mr Biardeau, dit Pilou, un fabriquant de chaises, un chaisier et tapissier réputé à Limoges. Ce monsieur habite encore au pont Saint-Martial.  

Peaux de lapins

Il y avait même une personne place Sainte-Félicité, qui dans la cave, à côté des marches d’escalier, avec une grande ouverture sur la rue, coupait les peaux de lapin, en carré ou en rectangle pour faire des manteaux et elle gagnait sa vie comme ça, en travaillant pour l’usine Beaulieu. On l’appelait la Fanny.  

Le petit escalier du n° 7 place Sainte-Félicité. A gauche l'unique fenêtre, au ras du sol, de la pièce où travaillait la Fanny

Les anecdotes du seau d’eau et de la vitre brisée

RF- Sur la place Sainte-Félicité, au n° 7, il y avait un petit balcon en pierre, qui existe encore, avec quatre ou cinq marches et une surface plate qui faisait un petit balcon. On remplissait un seau d’eau de cinq litres qu’on camouflait derrière nous. Et lorsqu’il arrivait une personne, un adulte, qu’on connaissait un peu ; on lui criait « Dis chiche », et s’il disait « chiche », on lui jetait le seau d’eau sur la tête.

Quai Saint-Martial, un vieux monsieur vendait du tabac, son nom était Lascou, il portait un bouc et nous l’appelions Barbapou. On le faisait enrager, en faisant du bruit devant son magasin jusqu’à ce qu’il sorte, et là on faisait tomber un bout de vitre qui se brisait avec fracas et il criait : « Ils m’ont cassé la vitrine ! ».

L’anecdote des cuisinières

RF – Il y avait un marchand de cuisinières, qui s’appelait Bonnet, sur la place Sainte-Félicité, et toutes les cuisinières qu’il reprenait étaient empilées devant le magasin sur le trottoir. Le soir, quand l’équipe des « durs » descendait de travailler, et qu’il avait fermé son magasin, ils prenaient une cuisinière, et ils la montaient sur le quai Saint-Martial, et puis, ils avaient un litre de rouge à la main, et ils chantaient et ils faisaient rouler la cuisinière et y tapaient dessus. C’était une rigolade ! Il pouvait être huit heures comme deux heures du matin.  C’était le charivari. Ils la faisaient rouler depuis sur le quai Saint-Martial, là où se trouve le bureau de tabac, il lui faisait traverser le quai et la faisait descendre jusqu’en bas. Et là ils la mettaient en plein milieu de la place et il fallait que Mr Bonnet range sa cuisinière. C’était de vieilles cuisinières qui ne risquaient rien. Ce Mr Bonnet jouait de la trompette, et tous les chiens avaient l’habitude de lui, quand il voyait un chien, il envoyait un coup de trompette et le chien se sauvait. C’était marrant.

RF – Et l’on avait notre musicien, Mr Lacabane qui était joueur de trompette de la fanfare municipale et le jour de la frairie, il y avait un bal place Sainte-Félicité et un autre de l’autre côté du quai Saint-Martial, sur l’autre petite place, la place des Teinturiers. Il y avait des bals, avec des orchestres et les gens dansaient dans la rue. Et ce Mr Lacabane était de l’orchestre du bal, lui, et c’était la vedette du coin… et il y avait du monde, bien cinquante couples qui dansaient à chacun des bals.

JPC – Et vous alliez à l’autre frairie, du pont Saint-Etienne ?

RF – Oui, c’était vice-versa… c’était des fêtes, des frairies importantes : elles partaient du pont de la Révolution et allaient jusqu’à la rue des Sœurs de la Rivière, et des deux côtés. Il y avait des forains et des manèges. Moi  j’ai compté jusqu’à sept ou huit manèges sur la fête, des manèges d’enfants et pour adultes. Il y avait trois manèges de vagues pour adultes qui se faisaient la concurrence : ils commençaient à 25 sous le tour, puis quand il y a un qui avait plus de monde, l’autre descendait à 20 sous, puis encore à 10 sous, et 2 sous en dernier et quand ils en avaient marre de se faire concurrence : gratis ! C’était à celui qui tenait le plus. Les manèges de vague étaient poussés à la main par des « marins », comme on les appelait. Ils étaient habillés en marins et à l’intérieur du manège, il y avait des positions pour qu’ils se cramponnent en courrant tout autour. Quand le manège était lancé, ils se cramponnaient et puis ils passaient le corps sous le manège. Quand le patron donnait un coup de sifflet, ils comprenaient, en bas, qu’il fallait s’arrêter de pousser. Puis il y avait des petits trains, des loteries et tout.

JPC – Y avait-il d’autres frairies ?

RF – J’en ai connu une plus petite au Pont-Neuf, et une autre à la passerelle Montplaisir et enfin une, tout à fait en dernier, route de Babylone en face du pont Saint-Martial. Il y avait aussi le feu de la Saint-Jean, qui se faisait au bout du quai Saint-Martial, sur l’esplanade du fond. Il y avait un monde fou : deux cent, trois cent personnes.

JPC – Et ils faisaient la même chose au pont Saint-Etienne ?

RF – Oui, mais ils s’arrangeaient pour ne pas le faire le même soir. Puis, ils montaient des buvettes autour.

JPC – Cela faisait beaucoup d’animations.

RF – Ah oui…beaucoup, beaucoup.

JPC – Vous participiez au Carnaval ?

RF – Il y avait un char simplement, mais les chars du pont Saint Martial étaient surtout faits par Mapataud, la brasserie, avec ses bœufs…Il amenait les chars : c’était joli.



[1] La coursie désigne la vandoise, souvent confondue avec le chevesne.

[2] Voir également, sur ce personnage, l’entretien avec Andrée Desjariges.

Accueil

Présentation

Témoins

Textes et documents

Images

bibliographie

Sommaire

1 – Une vie et ses lieux

2 – Limites controversées du quartier des Ponts

3 – La grande famille du pont Saint-Martial : conflits, politique, religion, etc.

4 – Le « patois »

5 – Une vie autour de la rivière  

6- Personnages et anecdotes

7- Le musicien du quartier, les frairies et les fêtes   

nous écrire