Entretien avec Mathilde Lafarge,

réalisé en décembre 1973 au Poisson Soleil

Nous publions ici des extraits d’un entretien donné par Mathilde Lafarge à R . Perrin, et paru dans le Populaire du centre, le 25 décembre 1973, alors âgée de 98 ans. A l’évidence ses propos sont réécrits, mais il reste quelque chose de la spontanéité de l’interlocutrice. Nous avons surtout sauté les considérations, peu intéressantes, du journaliste. Voilà comment est présentée Mme Lafarge dans cet article : « Mme Veuve Babriel Lafarge, née Mathilde Chabannier, n’a jamais quitté « Les Ponticauds » ; où ses parents tenaient une épicerie buvette, avant de s’installer sur la rive d’en face, au « Poisson Soleil », rue Froissart. C’était en 1920. Mme Lafarge a fait son apprentissage de corsetière à la Maison Clément (rue de la Courtine, puis avenue Baudin) avant de travailler avec sa famille ». Nous reprenons deux des photographies illustrant l'article, de M. Wasielewski.

Étant donné la saison de l’année, la conversation roule d’abord sur la fête de Noël…

 

     

 

            On ne fabriquait pas d’arbres de Noël, comme aujourd’hui, mais sûrement qu’on mettait nos sabots dans la cheminée. Chez nous, on avait même démonté le devant pour les glisser le plus loin possible. On était bien bête, on y croyait !

Au matin, on trouvait des pralines et des brioches. Pas de jouets. Ils étaient trop chers. Dans ce quartier, vous savez, on n’était pas riche. Quand un homme gagnait 30 sous par jour, c’était beaucoup. Le pain coûtait 5 sous et le litre de vin un sou. Pour le prix actuel d’un gigot, on aurait eu la bête entière. Il valait 15 sous la livre et les œufs 8 sous la douzaine.

            [le soir de Noël] J’allais d’abord au théâtre, puis à la messe. Je ne la manquais jamais, je communiais toujours. Des fois, avec les amis on se rendait même jusqu’à Saint-Pierre. Ensuite on se donnait rendez-vous, tous les jeunes du quartier, car on n’acceptait pas les étrangers, à « La Cagna », une petite auberge qui servait de siège aux « Enfants de la Vienne »[1]. C’était M. Gougeaud [sic pour Goujaud], conseiller municipal, qui était le président de cette association . Avec lui, je vous jure qu’on ne pleurait pas.

            On dansait toute la nuit, à la lumière de deux lampes à pétrole et au son d’un violon qui souvent marchait mal. On dansait toutes les belles danses, les polkas, les mazurkas, les valses et surtout le quadrille anglais. On ne mangeait pas. A l’époque on n’avait pas faim… A 6 heures du matin, on était prêt à « remettre ça »

            Voilà pour la nuit. Le jour de Noël, on dansait encore. Mais sur la glace cette fois-ci, au port du Navet [sic pour Naveix] – autrefois, vous savez, la Vienne était souvent gelée en hiver. Je crois que depuis 1929, à cause des barrages, elle ne l’a plus été. C’est dommage, c’était si beau !...

            Les gosses sautaient à la corde, jouaient aux glissades. Ils n’avaient pas besoin de patinoire et de trucs artificiels. Pendant ce temps nos parents prenaient place autour des tables installées sur la glace. Ils buvaient des boissons chaudes, du vin ou du café, en bavardant, en nous surveillant.

            Parfois, on faisait des paris. En 1917, j’ai vu, pour Noël, une automobile descendre la Vienne depuis la Grande-Île jusqu’au Pont-Neuf. Un peu plus tard une charrette lourdement chargée l’a traversée sous les applaudissements.

            Il n’en fallait pas davantage pour nous amuser, car on s’aimait et s’aidait autrefois…

            Il y avait un Noël pour tout le monde. Même pour les pêcheurs braconniers qui étaient en prison. On leur préparait un bon repas qu’on leur apportait… avec du fil pour qu’ils puissent tricoter des filets neufs… et recommencer dès leurs sortie.

            J’ai vu des lavandières se disputer, se battre. Je les ai vues s’embrasser et se réconcilier lorsque l’une d’elles était dans la gêne ou le malheur.

            Maintenant, c’est chacun pour soi. Je revis un monde nouveau dans lequel je me sens mal. Au café, au bureau, à l’usine, les gens ne se regardent pas. C’est le siècle de la vitesse, c’est tout à l’électricité !... Aussi, regardez, quand ils ont peur d’en manquer, comme les chrétiens sont inquiets !

            Vous voyez, c’est là bas que je suis née. Il n’y avait pas tout ça. Devant chez moi, une montagne de bois était empilée.

            C’est dans ce coin que j’ai réalisé ma meilleure pêche.. Si vous pouviez voir tous les poissons que j’ai fait cuire, ils vous feraient peur.  

"Elle s'arrête devant des barques et lance : Dans quel état elles sont, c'est-y pas dommage !"



[1] Cette précision est surprenante : les Enfants de la Vienne ayant été fondés en 1907 et Mathilde avait alors déjà trente-quatre ans !

 

 

      

 

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