Les ponticauds en 1904-1905

 

Nous sommes heureux de publier un texte récent de Jeannette chartreux, paru dans Mémoire active, (Cahiers de l’Institut régional CGT d’histoire sociale du Limousin, 24 rue Charles Michels, 87 000 Limoges) n° 20, 2e semestre 2005. Elle y évoque, entre autres choses, l’importance fondamentale du patois (que nous préférons appeler occitan limousin), dans la culture des ponticauds du début du siècle. Il est saisissant de voir comment, par l’entremise du récit sa mère, la mémoire des événements de 1905 appartient encore aujourd’hui, un siècle plus tard, à la mémoire vive des habitants.

 

"Un camion de marchandises de l'usine Beaulieu escorté par la gendarmerie"

1904 ….

Aux bords de la Vienne……

la force indestructible des racines             

« L'hiver sera rude » ont annoncé les paysans. Ils en ont perçu le signe avant-coureur dans le passage prématuré des oiseaux migrateurs vers le sud. En cette année 1904 le « général hiver » mérite plus que jamais son surnom de « tueur des pauvres gens ».

Au Masgoulet, vieille rue du quartier des Ponts où logent depuis leur arrivée de la campagne en 1899 Pierre le maçon, Anna et leur petite fille Marie âgée d'un an, l'eau gèle dans les caniveaux qui bordent les maisons. Sur le boulevard Saint- Maurice, dénommé « les Fossés » elle s'étend jusqu'au  milieu de la chaussée.

La Vienne toute proche est « prise » d'une rive à l'autre. Sur l'épaisse couche de glace les gamins du coin s'en donnent à cœur joie. Les jeunes lavandières privées de travail, partagent chutes et longues glissades ponctuées d'éclats de rires qui cesseront quand ils retrouveront  en fin de journée les adultes parents et voisins rassemblés dans la cuisine, la pièce où l'on mange, celle aussi où l'on écoute.

Autour du poêle éteint par manque de charbon la gaîté n'est plus de mise, la seule chaleur qui s'y dégage est celle des discussions auxquelles ils ne sont pas invités à prendre part, mais dont certains d'entre eux retiendront la leçon.

L'analphabétisme est certes le lot de ces hommes forts et de ces femmes rudes venus des environs de Limoges mettre leurs bras au service  des usines de porcelaine ou de chaussures gourmandes en main-d'œuvre.. Mais le patois qu'ils parlent couramment n'est pas une langue morte. Elle vit et transmet le savoir et la mémoire avec une vigueur que n'atteint pas, loin s'en faut, un français mal maîtrisé.

Ils sont entre eux et se comprennent, si le ton monte ce n'est pas sur les problèmes toujours  les mêmes qu'ils soulèvent : augmentation des salaires, diminution des heures de travail[1],  mais sur les moyens dont ils disposent pour les résoudre.

La grève. Générale ou pas ?…. Discussion sans fin . Au cours de l'année elles se sont succédées,  plus ou moins dures, plus ou moins suivies, plus ou mois réussies…..

De cette longue résistance contre les employeurs attaqués sur tous les terrains, les participants décrivent avec enthousiasme les défilés avec les drapeaux rouges et noirs que seules peuvent arrêter les grilles de fer des usines, les portes en bois des maisons patronales ou des appartements des contremaîtres, étroitement associés à l'exploitation dont ils sont l'objet .

« Dans cette ville ouvrière fière de son identité » indique John Mériman , « le fait que les plus gros industriels étaient étrangers (Monteux habitait Paris, les Haviland étaient américains et prompts à se plaindre auprès de leur ambassade) renforçait encore le sentiment de constituer une citadelle face au capital. Et plus montait la colère ouvrière, plus s'accumulait la violence potentielle ».

Les plus anciens rappelaient aux plus jeunes ce conflit de la porcelaine  qui avait embrasé toute la vallée de la Vienne en 1864.Ils n'en avaient pas oublié le nom : « la grève de la fente[2] ». Et en racontaient volontiers l'histoire : la fente était une retenue sur salaire pratiquée par les patrons porcelainiers. Or dans une cuisson il y avait immanquablement une proportion de pièces ratées et fendues. Les employeurs prélevaient sur la paye une retenue proportionnelle au nombre et à la valeur de ces pièces. Un vieux sujet d'affrontement qui avait donné lieu à de nombreux conflits locaux.. Le 17 mai, et nos conteurs le mentionnaient fortement, avant même que ne soit votée la loi autorisant le droit de grève, les représentants  des ouvriers de 7 usines limougeaudes avaient refusé cette sanction dont ils estimaient ne pas porter la responsabilité professionnelle Le lendemain, 15 manufactures sont touchées, un millier d'ouvriers sont en grève[3] le 21,quatre jours après le début du mouvement la revendication de suppression de la « fente » est déposée dans 19 fabriques; le 27 mai dans 25.C'est toute la branche porcelainière qui est paralysée, plus de 4.000 ouvriers ont cessé le travail.

           « L'ampleur de cette lutte après une longue période d'abattement du mouvement ouvrier », conclura Georges Chatain, « a donné à la classe ouvrière limougeaude, encore toute neuve, encore pénétrée de ses racines paysannes une notion plus claire de sa propre force ».

          L'année 1905 commence comme 1904 s'est achevée : avec le froid et son long cortège de misère sur fond de lutte pour la survie.

          Des succès comme des échecs, ils parlent longuement dans les cabarets-bistrots jouxtant les usines où ils refont le monde . Socialiste, comme il se doit .

          Les ouvriers serruriers, en grève depuis le 23 décembre reprennent le travail le 4 janvier sur une victoire : le temps journalier est passé, sans diminution de salaire de 12  à  11 heures .

           Le 2 février, jour de la Chandeleur, les peintres de l'usine Théodore Haviland demandent et obtiennent l'application du travail horaire ; les garçons de magasin les rejoignent pour l'augmentation des salaires.

           Le 7, ce sont les travailleurs de l'usine de chaussure  Monteux, solidaires de ceux de Paris en grève  pour la réintégration d'un salarié licencié et le renvoi du contremaître qui en est responsable.

           Le 24, une manifestation de 250 grévistes commencée devant l'usine de chaussure Faugeras se poursuit devant chez Monteux, puis chez Denis et Lecointe où la directrice de  l'atelier des mécaniciennes a refusé de laisser circuler une liste de souscription en faveur des grévistes. Conspuée, elle quittera l'usine sous la protection des gendarmes .

           La solidarité, forme première d'appartenance à une communauté de destin, s'organise et se renforce dans les combats, en apparence sectorielle. Le fait de se retrouver aussi souvent côte à côte, porteurs de la même exigence,  le respect de ce que l'on est et représente évacue la distance, forge des liens. L'erreur de ce patronat englué dans sa suffisance aura été au cours  de ces mois de ne pas mesurer la force de cette proximité dans la lutte engendrée par la misère .

Tous ces événements consignés  heure par heure dans les rapports de police ou les lettres du Préfet au Ministère transcrivent  avec vigueur la colère qui monte et la révolte qui gronde mais ne font pas état de la détresse qui en est le motif .

Action contre les détenteurs du pouvoir par la naissance ou l'argent, les deux ensemble  souvent, mais aussi contre les chefs dominateurs et inquisiteurs qui s'arrogent le droit d'intervenir dans la vie et les idées. Le clérical traque le mal-pensant,  le lubrique s'octroie le droit de cuissage. Petits rois serviles honnis par la population ouvrière. Louis Goujaud en refusant cette complicité y a gagné le respect et l'estime de ses concitoyens.

Le conflit qui éclate le 27 mars  rue d'Auzette  sur la rive gauche de la Vienne dans la fabrique de feutres Beaulieu radicalise la prise de conscience ponticaude. Dans les ateliers emplis de vapeurs nocives de cette usine, où femmes et enfants de moins de 12 ans doivent fournir un rendement durant d'interminables journées, les salariés ont constitué un syndicat et demandé l'augmentation de leurs salaires.

           Leur violence ? Le refus de laisser sortir un camion empli du fruit de leur labeur dont le patron refuse de   payer le prix. Un prix sans valeur marchande : l'usure et la fin prématurée de leur vie et de celle de leurs enfants.

La réponse ? L'envoi de la gendarmerie pour forcer le "blocus" .

Un des leurs, riverain de la Vienne, dont les plus doués d'entre eux  chantent volontiers le plaisir qu'elle leur offre[4], ajoute alors un couplet qui désormais fera partie de leur mémoire :

1905 la rouge

La ville bouge

Jusqu'aux bas-fonds

Le siège d'une usine

Fait que domine

La voix des Ponts.

Allez, Ponticaud chante

Et de ta voix puissante

Porte ton cri jusqu'à l'exploiteur

Qui profite de la sueur de ton labeur

En révolutionnaire

Toute la ville est fière

Pour développer son émancipation

Aux premiers rangs seront les gars des Ponts

John Meriman, au cours de la soirée organisée par IRHS du Limousin  le 7 avril 2005 a rappelé le film  et fait l'analyse de ces événements qualifiés selon les journalistes ou les écrivains de troubles, émeutes, guerre sociale (par nous de résistance sociale) jusqu'au 17 avril 1905 où le jeune porcelainier Camille Vardelle[5] est tombé sous une balle française .

Ce soir-là, portée par le souvenir et la chaleur attentive de la salle j'ai lu le récit fait par Marie, la fille d'Anna et Pierre, ma mère, de la transcription littérale d'une interview réalisée en l986[6] dans le cadre du recueil par notre Institut de la mémoire limougeaude. La voici, sans correction, avec les lacunes et les répétitions  qu'autorisent l'expression orale et la proximité entre celle qui parle et l'autre qui écoute et  entend.

En 1905, il  y a eu la grève des porcelainiers. Des ouvriers ont été arrêtés et emprisonnés .

Enfin tu connais l'histoire. On a envoyé le Maire, M. Labussière pour demander leur libération. Tout le monde s'était rendu place de la Mairie, c'était noir. ..dans le Bd Louis Blanc, Bd Gambetta, dans les rues, dans le haut, dans le bas.

Le Maire apparaît à la fenêtre du balcon et s'adresse à la foule : « Mes pauvres amis, j'ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, on refuse de libérer vos camarades.» Ma mère m'a toujours dit : « il n'y a eu qu'un cri », « à la prison », une seule voix: « Au champ de Foire ...» Tous les deux sont revenus au Masgoulet ...mais ça travaillait mon père. Après la soupe, il a dit: « je monte voir ce qui se passe... ») Ma mère décide de me laisser à la garde d'un voisin qui m'aimait bien et de l' accompagner.

Ils partent ensemble au Champ de foire où ils arrivent en pleine bagarre. Le roulement des tambours était impressionnant dans cette fin de journée d'avril où la nuit allait bientôt tomber. Le Préfet avait fait venir les dragons qui se sont mis à charger « sabre au clair ». Toutes les rues qui environnaient le champ de foire étaient barrées par la troupe et encerclaient les manifestants. Mais des hommes tendaient des cordes pour barrer la route aux chevaux et rendre leurs charges moins faciles.

Vers 21 heures. quand la fusillade a éclaté certains se sont réfugiés dans le Jardin d'Orsay et d'autres ...dans les pissotières qui existaient alors sur la place. Ma mère qui avait pour toute défense. ..sa tabatière, a pensé: « Je ne reverrai jamais ma petite Marie. »

Après la fusillade qui a duré 1/2 heure environ la nouvelle de la mort d' un jeune manifestant a commencé à circuler. Elle a toujours pensé que c' est après ce drame qu'on leur a permis de se disperser. Elle l'a raconté souvent. Elle est revenue chez nous. J'étais là et ...elle aussi. Oui elle l'a souvent raconté, les dragons criaient: « chargez, sortez saligauds, sortez sale race... »

Ce sont les témoins  acteurs qui font l'histoire qu'écriront les historiens.

Jeannette Chartreux, avec le regard et l'aide de Michèle Breton et de sa nièce Danielle Zygar

col. J. Dussartre. Texte de la carte postale  : Grèves de Limoges 19 avril 1905. Funérailles de Vardelle. Les couronnes et drapeau rouge de la bourse du Travail


[1] La loi de 1892 en a limité la durée : pour les ados (13,18 ans) à 10 heures par jour, des femmes à 11, 12 pour les hommes.
[2] Etude de Georges Chatain publiée par l'IRHS CGT du Limousin "Les luttes ouvrières dans la porcelaine" –chapitre II – mai juin 1864 : de la grève de la fente à la grève générale
[3] Mouvement que Jacques Attali, page 272 de son récent ouvrage Karl Marx ou l'esprit du monde situe au lendemain du vote de la loi du 25 mai 1864.Loi qui en supprimant le délit de coalition  rend licite le droit de grève. Les ouvriers, jusqu'alors contraints de se concerter  dans une semi-clandestinité pour organiser leur lutte réalisent très vite l'avantage qu'ils peuvent en tirer.

[4]"La Vienne" chanson écrite par un auteur anonyme, sur la musique de la chanson "Le batelier de la Volga"- Emile Liétard, éditeur-est intégralement reproduite sur le récent CD du groupe  "Rue de la Mauvendière" "dédié à tous ceux qui, à Limoges ou ailleurs, ont transmis avec générosité, confiance et affection, les mélodies, les paroles, les airs de danses qui, sans eux, auraient disparu".

[5] La rue de la Roche où il habitait est proche de la rue d'Auzette et du pont St Martial

[6] Marie, ouvrière en chaussures.

 

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