Daniel Vignol

Nous publions ci-dessous intégralement le témoignage de Daniel Vignol, écrit en 1993, pour l’ouvrage coordonné par Jeannette Dussartre-Chartreux, Destins croisés : Henri Chartreux, Supplément au Cheminot limousin, n°. 24, mai 1993, p. 173-175. Merci à Jeannette de nous autoriser à le reproduire.

 

            Difficile de porter témoignage sans faire surgir de sa mémoire des souvenirs. Et les souvenirs, ce sont des images, des visages, des couleurs, des émotions, des odeurs... Ce sont des peines, des joies, des rires, des larmes, des cris, des chants, des bruits, des silences... Et des sensations : le chaud, le froid... C’est encore la camaraderie, l’amitié, parfois la méchanceté, quelquefois la lâcheté, la bêtise... Mais c’est souvent le courage, la fierté, l’honnêteté, la fidélité, et inoubliable pour qui l’a connue, la pauvreté.

            Cette pauvreté, lot commun des habitants du Quartier des Ponts au dix-neuvième siècle. Pour le profane et les quelques conteurs d’histoires sur notre ville, les Ponts, c’est un quartier unique qui longe les bords de la Vienne. Les profondes modifications survenues dans cet espace de Limoges, les démolitions justifiées des nombreux immeubles insalubres ont poussé vers la ville haute des centaines, voire des milliers d’habitants de ces quartiers.

            En ces lieux où étaient installés les premiers Limougeauds, il est regrettable de ne pas avoir construit des immeubles à caractère social pour y loger la population que l’on a déplacée vers Beaublanc, La Bastide ou la ZUP. Limoges aurait conservé une partie de l’esprit frondeur qu’y entretenaient les Ponticauds. Car les Ponticauds, c’étaient d’abord des hommes avec un caractère, des caractères très spécifiques. Ce sont des quartiers, le Pont Saint-Martial, le Sablard, le Clos Sainte-Marie, le Pont Saint-Etienne, le Port du Naveix, le Masgoulet avec des points en commun certes, mais aussi des différences, parfois des rivalités. C’est surtout une richesse de vie, d’esprit de tolérance, avec une inébranlable et exclusive solidarité les uns envers les autres. « Si tu es des Ponts, passe donc, si tu n’es pas des ponts, à l’eau ».

 

Le Port du Naveix en 1945. Devant le café La Crotte de Poule autour de Michel Colombeau, président des Enfants de la Vienne, quelques jeunes du quartier. Debout, de droite à gauche : Da Souza dit Papou, G. Wissocq, Daniel Vignol, Michel, Pierrot Arnaud, Pierrot Terracher, J. Delorme. Accroupis au centre, on reconnaît Nanou Martinez et son frère,  L. Wissocq, Christian Vergne dit Kiki est coiffé de lauriers. col. Jeannette Dussartre

            Pour le promeneur aujourd’hui, le Port du Naveix ou la rue du Masgoulet ont un aspect bien différent de l’époque où, enfant et adolescent, j’ai vécu et grandi, entouré de l’affection d’une grande famille, car depuis longtemps, les Vignol étaient installés rue du Naveix. Ma grand’mère qui avait eu beaucoup d’enfants m’a permis d’avoir auprès de moi de nombreux oncles et tantes. Et cela compte dans la vie d’un gosse.

             Dans le périmètre étroit situé entre l’usine de porcelaine GDA du Faubourg des Casseaux et la centrale électrique au bas du boulevard des Petits Carmes, entre la Vienne et les jardins du Couvent du Bon Pasteur ont vécu, dans des conditions de logement inconcevables aujourd’hui, deux cents familles environ d’ouvriers, d’ouvrières des usines de chaussure ou de la porcelaine, des petits employés, des manœuvres, quelques cheminots, deux ou trois artisans, quelques commerçants, une majorité de gens de condition extrêmement modeste.

J’ai été élevé, éduqué, me suis marié dans le quartier et, tout naturellement, j’ai pris part à la vie collective du Masgoulet, comme membre de la société des Enfants de la Vienne, puis en adhérant aux Jeunesses communistes. La vie politique a toujours été active dans le quartier des Ponts. Les idées de gauche prépondérantes bien que diverses : syndicalistes anarchistes, socialistes, communistes. Il y avait bien sûr des croyants, catholiques ou non mais tous vivaient en bonne intelligence.

A partir de 1945, le parti communiste y sera très influent et ses adhérents très nombreux. Au Masgoulet, la cellule porte le nom de Vérétout, un communiste ancien militant décédé qui habitait au numéro 35 de la rue. Elle est animée par René Lagrange, Dalesme, René Maizaud, Bredoux, réfugié de Dunkerque qui nous quittera après la guerre pour retourner dans le Nord, Jeannot Laborie, ancien maquisard.

En 1946, nous mettons sur pied un cercle de l’Union de la Jeunesse Républicaine de France, organisation pro-communiste dont l’influence devient considérable, des dizaines de jeunes y adhèrent. Les citer tous est difficile : il y avait les frères Dardillac, Arnaud et Pierrot Thomas, Wissocq, Jeammot, Claude et Pierrot, Martinez mais aussi Riri Madrange, Jean Bredoux, Pierrot Terrachet, Pierrot Barbier, Chazelas, Lévèque et tant d’autres...

C’est dans ce contexte qu’en 1947, vient s’installer au Masgoulet le Père Chartreux, prêtre-ouvrier. J’effectuais alors mon service militaire, c’est donc à mon retour en 1948 que je devais faire sa connaissance. Je n’ai pas souvenance de notre première rencontre mais sa présence sur un terrain que je considérais comme exclusif pour les communistes me semblait une provocation, voire un défi. J’ignore les raisons qui ont poussé Henri Chartreux à choisir notre rue pour partager la vie des pauvres. Nous étions, c’est vrai, matériellement pauvres mais avec si peu de choses qu’un voleur se serait volé lui-même. Pas miséreux pourtant, il n’y avait pas de gens sans travail, la paye n’était pas grosse, les fins de mois difficiles, les loyers toujours payés en retard, les conditions de logement et d’hygiène déplorables. On s’en accommodait, mal, évidemment, mais comme nous étions tous logés à la même enseigne, il n’y avait pas de jaloux. Et il nous restait la rivière, toute proche, pour laver le linge, et chacun était fier de commencer la semaine avec des bleus propres et de la finir au bal dans un beau costard bien repassé, même s’il avait été acheté à crédit. En partageant notre existence, Henri Chartreux ne pouvait échapper à l’influence de ce milieu, facteur, parmi d’autres, de son futur de militant syndical et politique.

Dans ce microcosme, chrétiens et communistes ne pouvaient s’ignorer. Les événements politiques, les luttes des travailleurs les virent bientôt au coude à coude. La grève à l’usine de rechappage de pneus de l’usine Wattelez, la découverte des conditions de travail pénibles des ouvriers de cette entreprise, partagée par Henri Chartreux ; le choix de demeurer fidèle à son engagement attire notre respect et plus encore lorsqu’il participe et anime la vie syndicale, symbole d’une dignité durement acquise.

Quelques temps plus tard, à l’occasion d’une grande manifestation qui eut lieu place Jourdan pour protester contre la publication dans le journal Le Figaro des mémoires du garde du corps d’Hitler, Skorzény, nous étions très nombreux venus du Masgoulet à participer à la dénonciation de cet acte que nous considérions comme une insulte à la mémoire des résistants de notre département. A nos côtés, le Père Chartreux et Alphonse Denis. Alors que la grande majorité des manifestants se déployait à travers la ville, une centaine de jeunes (et parmi eux, très déterminés, ceux du Masgoulet et du Port du Naveix) sont restés sur place pour en découdre avec les forces de l’ordre. Durant une heure, nous avons tenu tête aux CRS qui, boulevard de Fleurus, tentaient de nous disperser. Cela aussi, c’est une forme de solidarité qui a contribué à nous unir. Puis sont arrivées les grandes campagnes pour la paix au Viêt-nam, contre la bombe atomique, le réarmement allemand.

Ensemble, nous avons recueilli des milliers de signatures dans le quartier.

Ensemble, nous avons participé à la manifestation à Buffalo...

Bien d’autres événements encore dont je ne peux parler car les impératifs de la vie familiale m’en ont éloigné. J’ai vécu dans de nombreux endroits, de nombreuses villes, rencontré beaucoup de gens et sympatisé avec eux souvent. Je n’ai jamais pu oublier le quartier et ses habitants. Retraité, de retour dans mon Limousin, des centaines de milliers d’images me reviennent... Quarante ans d’absence ne les ont pas effacées. Elles surviennent à l’improviste en hiver : la glace sur les carreaux et dans les caniveaux, les marrons grillés dans le four de la cuisinière mais aussi les doigts couverts d’engelures.

Elles jaillissent en été ; souvenirs des baignades dans la Vienne, des grandes fêtes de la Saint-Jean sur les bords de la rivière, des courses en bateaux plats, des draps séchant au soleil sur le Port du Naveix ; celui de la fraîcheur des grandes salles de café, de la Crotte de Poule où j’allais chercher mon père qui jouait aux cartes avec ses copains ;  de  la couleur des topinambours dans le  grand jardin du couvent  du Bon Pasteur ; de l’heure lue au campanile de la gare visible de notre logement, du bruit de la sirène de l’usine de porcelaine GDA, des allers et retours de leur lieu de travail des parents et des voisins, de l’écoute en commun de la première TSF...

Et des souvenirs de l’école du boulevard Saint-Maurice, ceux des camarades, des maîtres : Monsieur Valière qui m’a appris l’histoire, Monsieur Ponchareau qui m’a conduit avec patience jusqu’au « Certif ».

D’autres images encore : celles de l’adolescence liées à la guerre, les sirènes qui interrompent le sommeil, les privations, la nourriture insuffisante, les vêtements qui rétrécissent quand on grandit et qu’on ne peut remplacer, les bombes qui tombent sur l’Arsenal proche, les Croix de Lorraine dessinées à la craie boulevard de Fleurus, défi gratuit puisque sans témoin, de la libération de Limoges, de la rue du Pont Neuf parcourue en chantant la Marseillaise encadrée par les FTP des Ponts, de l’arrivée des maquisards, place de l’Hôtel-de-Ville, de la foule, ma première foule.

D’autres images encore, d’autres inscriptions contre la guerre d’Indochine, de la fuite devant les flics, le l’arrestation  sans  ménagement  (jeté  comme  sac  de  pommes  de  terre  dans  le  car  de  police),  des  coups reçus, sans pouvoir les rendre, dans les locaux du Commissariat, des insultes, de l’humiliation jamais oubliée, jamais pardonnée. De la nuit à la prison, mais plus encore de la présence à la sortie, au petit matin, de dizaines de camarades. Image ineffaçable de la solidarité.

Aujourd’hui, 29 mars 1993, la droite va désormais occuper l’Assemblée nationale et gouverner le pays.

Aujourd’hui, le chacun pour soi a remplacé la solidarité qui nous unissait autrefois.

Pourtant il faudra bien, à nouveau, se rassembler.

« Le jour où tout sera bien, voilà mon espérance, tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion » . Cette pensée de Voltaire sera ma conclusion.

      

 

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