Les
Naveteaux
Avec la langue et le métier des naveteaux, les
flotteurs de bois du port du Naveix, nous remontons en deçà de la mémoire
vive des habitants du quartier. Les ramiers, ouvrages qui arrêtaient le
bois flotté sur la Vienne, ont disparu avant la fin du siècle dernier.
Le principal d’entre eux, appelé le grand ramier, qui avait été
construit une première fois en 1761, fut définitivement démoli en
1897. Mais depuis longtemps déjà, le métier avait périclité, à
mesure que le charbon, venu d'abord de Commentry convoyé par le chemin
de fer (ouvert en 1856) s’était progressivement substitué au bois
comme combustible pour les nombreuses usines de la ville. Dès 1863,
Henri Ducourtieux écrivait en conclusion d'un texte dont on trouvera
ci-dessous de larges extraits : "les
Naveteaux... sont menacés par les lignes de chemin de fer, qui ont jeté
cette année plus de vingt mille tonnes de houille sur notre place, et
sont appelées à se substituer pour une large part aux cours d’eau
dans le transport du combustible. Que maintenant l’administration
fasse construire le bassin
projeté pour recueillir les flottages à leur arrivée à Limoges, et
c’en est fait du Naveteau, en tant que monopolisateur de la levée du
bois", Almanach Limousin. En effet, le métier de
flotteur était pratiqué à Limoges depuis des siècles (voir
le texte de Henri Ducourtieux et l’article de Jules Tintou cités ci-dessous) ; il
avait son organisation propre, ses réglementations, son vocabulaire et
des manières de parler spécifiques. Évidemment, les naveteaux
parlaient l’occitan limousin.

extrait de l’Almanach Limousin,
1863 :
Les
Naveteaux – Coup d’oeil historique sur le Flottage – le général
naveteau Dumoulin –
Brancassou
A
Limoges, la population des rives de la Vienne vit littéralement de
l’eau. Les hommes, désignés sous le nom de Naveteaux ou Aigouliers,
dirigent le bois flottant à travers les obstacles naturels, les goulets
ou pas-le-roi des écluses, l’empilent à son arrivé dans les vastes
chantiers du port, jettent l’épervier sur les rares poissons fourvoyés
dans les eaux peu profondes de la Vienne, ramassent le sable micacé
qu’elle semble égrener pour se faire un lit plus doux. Dans les chômages
quelques-uns se font manouvriers ; mais cette occupation
leur est antipathique, et la plupart préfèrent se croiser les
bras plutôt que de s’assujettir à un travail qui les éloignerait, même
pour un temps très court, des rives si poétiques près desquelles ils
ont toujours vécu.
Les
femmes, désignées sous le nom de buandières, blanchissent,
depuis des siècles, les cinq sixièmes du linge qui se salit à
Limoges. C’est là leur unique occupation. Nous nous occuperons
d’elles un peu plus loin.
Les
Naveteaux proprement dits sont au nombre de soixante dix à
quatre-vingts. Propriétaires pour la plupart de leur bateau de travail,
ils forment une espèce de compagnonnage dont
les marchands de bois, et plus particulièrement les propriétaires
des râteaux sont les maîtres-jurés. Par une singularité qui
tient à d’anciens usages trop religieusement respectés, leur salaire
se paye partie en argent, partie en nature ; c’est-à-dire qu’ils reçoivent
deux francs et treize ou quatorze bûches par journée de travail.
D’autres ponticaux (voisins du pont) employés à la levée du
bois mais n’allant pas sur l’eau, ne reçoivent que trois bûches et
1 franc 25 à 1 franc 50 par jour.
Nous
serions fort embarrassés pour dire comment Limoges s’approvisionnait
de combustible antérieurement au XVIIIe siècle ; à défaut de
renseignements positifs, nous pensons que le bois lui arrivait du haut
pays, par bioles ou frets,
auxquels un large pertuis était ménagé à travers les écluses.
Plusieurs raisons, parmi lesquelles nous citerons la principale,
militent en faveur de cette hypothèse : avant le percement des routes
que Turgot fit ouvrir de tous côtés en Limousin, des sentiers à peine
indiqués s’opposaient à toute espèce de charroi, et le transit se
faisait généralement à dos de mulets ; or, comment faire arriver à
Limoges les 15 ou 20 000 stères de bois nécessaires à son
approvisionnement ? Évidemment par la Vienne et ses affluents, qui,
outre l’avantage de traverser le pays de production, offraient un
chemin naturel de 200 à 250 kilomètres, sur lequel il n’était
besoin que de déposer le bois en l’abandonnant au courant.
Alors,
comme aujourd’hui, la navigation n’était praticable que pendant
certains mois de l’année, et nous devons croire que l’industrie,
moins développée que de nos jours, n’avait pas multiplié les écluses
qui, jointes aux obstacles naturels, rendent les flottages très
laborieux.
Mais si la navigation présentait plus de facilités, l’absence de digues avait aussi ses inconvénients : nous voulons parler de ces débordements
périodiques de la Vienne, qui causaient des ravages dont le souvenir
n’est pas encore effacés ; de ces sécheresses à
peine croyables, qui faisaient écrire au P. Bonaventure : « que le 30
août 1010 le lit de la Vienne resta à sec pendant quarante huit heures
».
La
multiplicité des écluses, en ralentissant l’écoulement des eaux, a
fait du même coup disparaître les grandes inondations et les sécheresses
trop absolues.
Ce
fut en 1595, toujours d’après Bonaventure, qu’un seigneur de Châteauneuf
essaya pour la première fois de faire flotter à bûche perdue les bois
qui couvraient ses immenses propriétés. Ils furent lancés dans la
Combade, et quelques jours après arrivaient à Limoges. L’expérience
ayant réussi, les autres propriétaires riverains eurent recours à ce
mode de transport, le seul qui malgré ses inconvénients ait prévalu.
Un
barrage fut sans doute construit pour arrêter les bois à leur arrivée
; mais on n’en trouve trace qu’en 1750, où MM. Muret-de-Narbonneix
et d’Auge-du-Moreau firent placer des pieux et des broussailles à
Saint-Priest-Taurion et au Naveix. Ces palissades, maintenues par des
barres de fer, offraient sans doute trop peu de résistance à l’eau,
car elles furent promptement emportées, et le grand ramier de la
Vienne, tel à peu près que nous le voyons aujourd’hui, fut établi
(1761). Ce fut M. de Lafeuillade qui fournit les chèvres ou
chevalets qui soutiennent le râteau contre lequel le bois vient se
rassembler.
Ce
barrage fût emporté en 1766, et depuis lors il l’a été bien
souvent, livrant ainsi passage à des quantités considérables de bois
; mais, en attendant la construction d’un bassin latéral qui mette
les flottages à l’abri des grandes eaux, c’est encore le moyen le
plus économique d’arrêter les bois à leur arrivée à Limoges.
Revenons
aux Naveteaux, que cette digression nous a fait
perdre de vue. Le Naveteau est le roi de la Vienne, sur laquelle
il passe une partie de son existence. Monté sur son léger bateau, il
s’y croit, comme le capitaine de navire, le seul Maître après Dieu.
A peine a-t-il quitté la mamelle, qu’il commence à barboter demi-nu
à côté du battoir de sa mère ; à sept ou huit ans il sait nager,
lancer des pierres, pêcher à la ligne, grimper aux arbres, voler des
fruits comme s’il n’eût jamais fait autre chose de sa vie. Vers
seize ans il devient Aigoulier, comme son père ; il sait alors
se servir du conte et du lancis,
conduire hardiment un bateau à travers tes récifs et les pas-le-roi,
risquer sa vie un jour de débâcle sur les eaux torrentueuses de la
Vienne, monter une pile de bois aussi droite et aussi solide qu’un mur
en maçonnerie, vider une bouteille de vin sans compromettre son centre
de gravité.
Puis vient la
conscription : le jour du tirage au sort, les Naveteaux se reconnaissent
à leur teint bistreux, à je ne sais quoi de hardi, de viril qui ne se
démentira pas sous les drapeaux : habitués dès leur enfance à braver
le péril, ils ne s’effraieront de rien et seront toujours prêts à
donner l’exemple de l’audace et du mépris de la vie.
Si
vous leur demandez à quel corps ils voudraient appartenir, « aux
zouaves ou aux chasseurs
à pied »,
s’empresseront-ils de vous réponde : il leur semble que ces régiments
sont plus que les autres exposés aux chances de la guerre.
Ce sont eux qu’à
la chambrée
on désigne
sous l’épithète, flatteuse cette fois, de Limousin.
Comme la plupart de ceux qui ont toujours vécu à l’air libre, la
discipline leur est dure à supporter, et cette impatience du joug,
jointe à leur ignorance des règles de la grammaire, nuit beaucoup à
leur avancement.
Ils
citent pourtant avec orgueil le
fameux Dumoulin, un
naveteau parti simple soldat en 92 et qui devint général de brigade
sous l’empire. Dumoulin, s’il faut les en croire, épousa une grande
dame de Bavière ou du Wurtemberg, quitta le service et ne reparut plus
en Limousin. Nous suspections fort l’authenticité de ce général,
lorsqu’il nous tomba entre les mains une pièce de vers patois écrite
en forme de requête, et adressée par l’abbé Richard, au nom des
bailes de la confrérie de Saint Domnolet, à l’illustre Naveteau.
Nous la reproduisons textuellement :
A
Moussur lou generau Dumoulin, l’un daus
Coummandans de lo Légiü-d’Honour,
Les
bailes de la Confrairie de Saint-Domnolet
de Limoges
Tout
risio, dî notreis cantous ;
Et
lou jour de votr’arribado,
Devio
se célébras, chas nous,
Coum’un
jour de fêto chaumado.
Las
mais disiant à lours petits,
En
se permenant sur lo ribo,
Quau
bounhur per notre poïs !
Queto
ve, Dumoulin arribo.
Souvenez-vous
d’un si beu jour,
Tous
les momens de votro vito,
Lo
recounneissenco v’invito
A
lî marquas tout votr’amour.
Tous
lous paîs occupas d’au soin
De
veire si votro voituro,
A
lour oeix luzirio de loin,
Aublidovant
lour nurrituro.
Mas,
per molhur, re ne se venguèt.
Lou
sort troumpet notr’espéranço,
Et
loin de nous vous counduiguèt
Hors
de las ribas de lo Franço.
Peîchas-vous
n’en tournas countent,
Mal
lo boeuta qui v’interresso !
Taûs
sount lous vœux, qu’à tout moment,
Nous
fans per vous, pleis de tendresse.
O
lo perno daus généraux !
Brave
soudart, pillier de guerro,
Si
votreis fraîs, lous pounticaux,
Vous
vesiant cubert de misèro,
Après’vei
courgu lous dangers,
Que
v’avez brova, dî l’Espagno,
Et
decoufi tant d’eitrangers,
Dî
lour cours de votro compagno ;
I
migroriant countre lou sort,
Et
maudiriant so barbario...
Eh
! bé, notre saint qu’eirio fort,
Per
se battre per lo patrio,
Et
qu’au foguet jusqu’à lo mort ;
N’o
mas, per crubi so reliquo,
L’objet
de notro devoutiù,
Lo
chasso cussounado antiquo,
Que
nous portens en proucessiù.
Souvenez-vous
de lo premiêre.
Qu’eiro
un oubrage daus pu beùus.
I
lo mettèrent en bandiêro .
Per
n’en pillias tous lous mourceùs.
Nous
nous souns mettu di lo têto,
Que
quiau venerable guerrier,
Dount
v’avias, lou jour de so fêto,
Pourta
lou sabr’et lou baudrier ;
V’avio
prengu sous so tutello,
Quand
quÎ Cotolans ostrogos,
Cresent
vous brulas lo cervello,
De
ploumb vous criblièrent lous os.
Si
qu’eit, vous lî devez’no rento.
Fosez
doun lugeas lou boun saint,
D’uno
moniêro pu decento.
Nous
recounneitrens quiau present,
En
renouvellant chaqu’annadô,
Jusqu’à
notreis damiers nebous,
Quand
lo fêto sero chaûmado,
Lous
vœux que nous forans per vous.
Nous
souns, etc.
Il
paraît,
en
outre,
qu’au
18
brumaire
Dumoulin,
sergent
de
la
garde
consulaire, pénétra dans la salle des Cinq-cents
la baïonnette au fusil ; apercevant M. G..., député de la
Haute-Vienne, il s’approcha et lui dit en bon patois: «F ...-me
lou camp, vieillo beitio ! »
C’est là tout ce que nous avons pu recueillir sur le brave Dumoulin.
Très
peu de Naveteaux persistent dans le métier des armes ; aussitôt leur
dette payée, ils reprennent le chemin de ce pays natal qui leur tient
au cœur par des liens si puissants ; le jour où ils revoient leur
bateau attaché près du pont Saint-Étienne, où ils aspirent les acres
senteurs qui s’échappent des chantiers au bois, où leur mère, leur
fiancée les pressent dans leurs bras, ce jour-là ils oublient tous
leurs rêves belliqueux, leur cœur se dilate, leurs yeux s’humectent,
l’amour du vieux Naveix a repris
tout son empire. Ce sont alors des fêtes dont on n’a aucune idée
en ville ; c’est à qui recevra le brave soldat que les balles ont
respecté ; il faut qu’il recommence vingt fois le récit de ses
campagnes, en présence d’auditeurs toujours avides de l’écouter.
on boit à son heureux retour, en chantant les vieilles ballades que les
Naveteaux se transmettent de père en fils depuis nombre de générations.
Peu
de temps après, le Naveteau se marie, et les fêtes recommencent sur
nouveaux frais. Sa fiancée est ordinairement une vaillante buandière,
au teint halé, élevée comme lui dans le mépris des douceurs de
l’existence, et qui ne tarde guère à lui donner de robustes
rejetons.
Si
vous traversez le pont Saint-Étienne ou les chantiers du Naveix un jour
de chômage, vous coudoierez inévitablement des groupes d’Aigouliers
fumant leur pipe en regardant couler l’eau. Leur abord, je vous en préviens,
est rude, un peu défiant, surtout si vous leur parlez français ;
mais ce sont de bonnes gens au fond, sobres de paroles et de
protestations serviles. Pour notre part, nous n’avons eu qu’à nous
louer des quelques rapports que cette étude nous a fait lier avec eux.
Au
moment des révolutions, ils s’organisent en corps de lanciers
; et nous nous rappelons fort bien les avoir vus en 1830 figurer dans
les rangs de la garde nationale, armés de leur interminable lancis
; nous doutons fort pourtant que les agitateurs et les ambitieux, à
quelque parti qu’ils appartiennent, en fassent jamais des fauteurs de
désordre ; tout au plus profiteraient-ils du moment pour faire entrer
quelques barriques de vin. C’est là leur péché mignon, et, quoi que
vous fassiez, vous ne leur persuaderez jamais que frauder le fisc soit
aussi coupable que faire du tort à son prochain.
Le
calme rétabli, les Naveteaux se remettent pacifiquement au travail ;
ils se connaissent assez en bois pour savoir qu’ils ne sont pas de
celui dont on fait les législateurs.
Lorsque
l’âge a raidi ses membres, abattu ses forces, le Naveteau s’éteint
doucement au milieu des siens ; quelle que soit la gêne de l’intérieur,
la rudesse des habitudes, les enfants regarderaient comme un déshonneur
de laisser mourir leur vieux père à l’hôpital, nous aimons à citer
ce trait de mœurs ; il montre combien l’esprit de famille est encore
vivace parmi ces modestes travailleurs.
On
nous permettra de reproduire ici un trait épisodique, raconté avec
cette bonhomie narquoise qui donne un tour si piquant à notre patois :
Croquis
Limousins – Brancassou
«
Qu’erio un Novetàu, de quî que tiren lou bouei de l’aigo en lour
lanci. Lou tudeu de so pipo vio fa un crô dî sâ den, de feiçou que
quan-t-ô eri’ emoli, ô sîlavo courno no ser. Olei doun Brancassou
eri’ emoli. O credo soun drôle, un drôle de quinz’an qu’ovio
denguêro dau màu en soun nâ, ce que lou fogio bromà
courno
‘no junjo.
«
Brancas-(vss) sous !! Brancas-(vss) sous !! »
«
Lou boun olia fogio queu que n’auvio pâ.
«
Brancas-(vss)-sou ! Brancas-(vss)-sou ! vendrâ-tu !
«
- Lî vàu !
«
Brancas-(vss)-sou ! qu’â-tu fa de quelo pe-(vss)-ço de vin (vss) sô
que to meirino te vio bolia per to feito ?
«
- Qualo peço ?
«-Plo
! tu m’auvei be. Lo pe-(vss)-ço qu’erio dî l’ermari.
«
- Mou-ou-ou ! Mo meirino ?... Dî l’ermâri ?...
«
- Te ! (vss) ne fâ pâ toun einauca au be te torde lo baro (vss) dau cô
!
«
- Mou-ou-ou ! Sài
na me permenâ
«
- Quelo pe-(vss)-ço de vin (vss) sô !
«
- Sài na minja dau peiçou-ou-ou !
«
- (Vss) T’à minja per vin (vss) sô de pei-(vss)-çou ?
«
- Mou-ou-ou ! Lî vio be un pàu de po, queriaque.
«
- Per can ?
«
- Per dou-ou-ou sô.
«
- (Vss) T’a minja per dueize (vss) sô de pei-(vss)-çou ?
«
- Mou-ou-ou ! Lî vio be no bouteillo de vi, queriaque.
«
- No bouteille de chiei (vss) sô, boun ! co fài hue (vss) sô.
T’a
minja per douje (vss) sô de pei-(vss)-çou ?
«
- Mou-ou-ou ! Lî vio be un bouci de viando, queriaque ; e tobe un piàu
de solado ; e to-be un migiliou de froumage.
«
- (Vss) Et per canbe de (vss) tout-o-quo ?
«
- Per douje sô-ô-ô-ô
«
- Co fài vin (vss) sô... E
loû pei-(vss)-çou ?
«
- Mou-ou-ou-ou ! Loû
vio rôba ».
E.
Ruben
, Extrait
du Grelot du 28 sept.
En latin, navigium signifié lieu de dépôt pour les barques
; et navay, en vieux français, havre ou port, d’où le nom
de Naveteaux donné aux ouvriers du port ; celui d’Aigoulier
peut se traduire par ces mots : qui suit le fil
de l’eau.
L’usage de rétribuer les Naveteaux en nature avait du bon à l’époque
où l’argent était rare et la marchandise abondante ; mais depuis
que le prix du bois a doublé, la valeur représentative a subi une
dépréciation qui rend très onéreux au commerce le maintien de
l’ancien état de choses. Supposez soixante Naveteaux et cent
journaliers employés à lever un flottage ; c’est douze cent bûches
prélevées par jour, et parmi les plus belles, sur la totalité du
flottage, sans préjudice des morceaux de rebuts que les Naveteaux
s’adjugent très libéralement. Évidemment il y a là abus, et,
tout en respectant les droits de l’ouvrier, nous pensons que les
anciens règlements doivent être révisés.
On nomme biole
(bluette) une réunion de brassées de bois rattachées les unes aux
autres par des runs ou reortes (blanches tordues) ; la
biole n’excède jamais 10 mètres de longueur ; la réunion de
plusieurs bioles forme un train ou fret. On dit de
l’eau qu’elle est fraidiéro ou propre
au fret, lorsque sa profondeur est partout d’au
moins 50 centimètres.
Jean Rouvet, le premier, imagina, en 1549, l’art de construire les
radeaux ou trains de bois. Mais ce fait n’empêche pas que
longtemps avant on lançât sur la Vienne les bioles dont la
forme particulière se pliait admirablement aux difficultés de nos
cours d’eau.
II existe sur
la Vienne
38 digues
et sur le Taurion
11, en
tout 45,
depuis Limoges
jusqu’au point où ces rivières sont flottables.
En 1792 la Vienne s’éleva à Limoges à plus de 4 m au-dessus de
son niveau normal ; le mur du jardin de M. Deschamps porte le marque
de cette crue. On y lit : hauteur de l’eau le 12 juillet 1792. Jamais depuis on n’a
vu pareille élévation des eaux.
Le 12 juillet 1861, les eaux avaient atteint leur minimum de baisse
; on apercevait alors, en aval du pont Saint-Etienne, des pointes de
rocher qui, de mémoire d’homme, n’avaient jamais émergé. L’étiage
du Pont-Neuf marquait encore cependant 1m 20.
On n’évalue pas à moins de 60 à 70 000 le chiffre des stères
de bois qui arrivent chaque année à Limoges par la rivière.
Les bateaux de la Vienne méritent
une courte description : ils sont plats, et glissent sur l’eau
plutôt qu’ils ne le fendent : leur fond, cloué sur les bordages,
est muni à l’intérieur d’une membrane légère mais solide ;
l’avant est recourbé de façon à franchir les pas-le-roi sans
embarquer d’eau ; à l’arrière se trouve un banc d’où le
batelier peut diriger assis. On comprend que ces bateaux, présentant
une énorme résistance, puissent transporter un poids relativement
considérable, et naviguer sans toucher dans les plus basses eaux.
On
nomme conte
(contus) la perche
qui sert
tout à
ta fois
à donner
l’impulsion et à diriger le bateau ; lancis ou jophas
une perche plus longue, terminée par deux fers juxtaposés
dont l’un, pointu comme une lance, lui a valu son nom ; l’autre,
recourbé en croc, l’a fait nommer Jophas mot, qui dans le patois
limousin exprime l’action de prendre avec prestesse. Le lancis
sert pendant les flottages à piquer à distance les bois dits canards
(qui plongent et
se
relèvent alternativement) et à les soulever, à l’aide du croc,
jusqu’au bateau. Malgrès cette précaution, beaucoup de canards
trop verts ou trop lourds pour leur longueur, finissent par se noyer
et ne sont repêchés qu’aux basses eaux.
C’est à
l’obligeance de M. Nivet-Fontaubert que nous devons de pouvoir
publier cette curieuse épître.

Extrait de
Jules Tintou,
« Les Quartiers des Ponticauds à Limoges », Lemouzi,
n° 79 bis – 1981, p.15-17 et 19 (Nous
remercions le directeur de la revue, Robert Joudoux et Michel Tintou,
tous deux majoraux du Félibrige, pour
leur aimable autorisation).
« Voici
qu’en amont de la Vienne apparaît une nuée d’embarcations venant
de la Montagne limousine, là-bas, du côté d’Eymoutiers, qui
s’avancent lentement, conduites par des hommes au visage hâlé, torse
nu ou la chemise largement ouverte, découvrant une poitrine velue, une
large ceinture d’étoffe rouge ou bleue retenant une culotte s’arrêtant
au-dessus du genou, jambes et pieds nus, debout sur leurs bateaux.
Tenant
en mains une longue perche, le «lancis», sorte de gaffe terminée par
deux fers, l’un pointu comme une lance, l’autre, le jophei
ou jophas – d’un mot
limousin signifiant prendre avec prudence –, recourbé comme un croc,
ils piquent avec le premier côté le bois « canard » qui, tel ce
volatile, plonge et se relève alternativement, et, avec l’autre côté,
soulèvent le bois jusqu’au bateau.
Ce
bateau, semblable à celui dont les ponticauds se servent encore
aujourd’hui, à fond plat, léger mais très robuste, l’avant
recourbé, ce qui lui permet de franchir les écluses sans prendre
l’eau, ils ne sont pas peu fiers d’en être propriétaires.
Le
batelier a avec lui deux aides, dont l’un - souventes fois son fils dès
qu’il a atteint une dizaine d’années -, assis sur le banc à
l’arrière, dirige le bateau à l’aide d’une autre perche, le
conte.
Une
quinzaine de jours auparavant, les bateaux et leurs accessoires, contes,
lancis et provisions de bouche solides et liquides, chargés sur des
charrettes, les bateliers étaient partis du vieux port avec leurs aides
recrutés dans le quartier, parfois en compagnie du marchand de bois ou
de son représentant, pour l’endroit désigné pour la mise à flot.
Avant
le départ, le chef de flottage, autre naveteau à qui tous doivent obéissance,
s’est assuré que la rivière était bien «fraidiero», c’est-à-dire
que sa profondeur est d’au moins 50 cm et que, par conséquent, la
biole ou le train peut passer.
S’agissant
d’un flottage à bûches perdues, les abaux ont été préparés par
les habitants de la localité la plus proche, engagés à cet effet. Ils
reçoivent pour ce travail un salaire de 1,25
F. par jour,
et, dès l’arrivée des bateliers, lancent les bûches à la
rivière. D’autres naveteaux, les flotteurs, vont attendre le bois un
peu en-dessous de l’endroit où il a été immergé et, avec les
bateliers, l’escortent en bateau en les dirigeant avec le conte. Il
arrive parfois que les flotteurs ou les aides se mettent à l’eau pour
dégager les bûches qui s’amoncellent ou, à l’aide du lancis, les
empêchent de se mêler à celles d’un autre marchand.
A
d’autres moments, dans les passages difficiles ou lorsque la rivière
est trop basse, les bateaux sont hissés sur des charrettes et l’on
continue par terre jusqu’au moment où les bateaux peuvent se remettre
à flot.
Mais
il s’agit aujourd’hui d’un voyage par biole. Le travail est alors
plus long et plus compliqué: il faut préalablement lier les bûches
par brassées avec des réortes, les disposer par rangées en lignes
parallèles, placer des
perches dessus
et dessous
pour former ainsi
une sorte de radeau. Ces hommes, les aigouliers – c’est-à-dire
suivant l’égout de la rivière – ou tarsiers, sont des
experts dans leur art. C’est qu’ils connaissent bien tous les détours
à prendre et la manière d’éviter tous accrochages. Ils ont pu
traverser hardiment les rapides, les goulets ou pas-le-roi, les écluses,
s’éloigner des rochers et des récifs dont le cours de la Vienne ou
du Taurion sont parsemés, à l’aide du conte fortement appuyé contre
eux, sans une perte ni avarie.
Ils
abordent enfin au port, après neuf ou dix
jours passés sur l’eau ? au milieu des cris, des appels,
des jurons répétés par l’écho provenant des hauteurs de la rive
opposée :
«Tiro-te d’aqui, Marsau ! Chi de mau, viro-te de biai, a ei-tu ».
«
Fe de
Di, laissa me possa ! », et autres amabilités. Des mots
échangés, dont bien des gens de la ville s’offusqueraient, sont
signe de bonne camaraderie,
car, tels les gens de la mer, il existe ici une fraternité de la rivière.
D’un abord rude pour les étrangers à
leur quartier – exception faite pour ceux du pont Saint-Martial qui
sont comme eux des « ponticauds » - surtout s’ils parlent français,
eux-mêmes étant restés fidèles à
leur ancestrale langue limousine,
leur « patois »
qu’ils prononcent
en laissant traîner les syllabes.
Peut-être
faut-il voir un reste de défiance envers les « villauds » dans cette
phrase plus malicieuse que méchante, souvent entendue dans le Naveix :
«Tu
saï daus ponts ?, passó !
De
ló villó ?... Dins l’aïgó
! »,
menace
toute verbale qui n’a d’ailleurs jamais été mise en pratique ici.
Le
naveteau, né sur les bords de la Vienne, au port même ou dans
1’Abbessaille proche, habitué dès l’âge de 7 ou 8 ans à aider
son père et à manier le conte avec dextérité, ne conçoit pas
d’autre existence que sur l’eau, et, pour lui, être ouvrier à la
ville serait déchoir. Là, il se retrouve chez lui où il se sent
libre. Il a, tout comme les nobles avant la Révolution, ses privilèges
; les uns, les bateliers, ont droit à
quatre « baroux » de soupe par repas, ainsi qu’à quelques bûches ; les
autres, les aides, à
deux baroux
seulement et
au petit bois.
Ce sont
les « droits du
Naveix » concédés
par « lo grand meïtre
dau lancis », réservés
aux fils et petits-fils de naveteaux et que les marchands doivent
respecter.
C’est
qu’il ne s’agit pas d’un travail de tout repos : le flottage fait
à peine une lieue par jour et il faut bien neuf à dix jours pour
l’arrivée depuis la Montagne jusqu’au port, ce qui demande un
nombreux personnel qualifié.
En
effet, pour un chargement de cent abaux – nom de la mesure légale
particulière à Limoges – il faut deux bateaux de quatre hommes
chacun, six autres de chaque côté de la rivière pour faire suivre la
queue du flottage, deux employés de chacun des cinq moulins placés sur
le parcours pour aider à poser les cordages, en tout trente hommes payés,
en 1793, trente sous par jour.
Le bois enfin arrivé au port, les
naveteaux vont se livrer à son déchargement. Pour cela, les bateliers
mettent les bûches dans leurs bateaux et les conduisent sur le rivage où
elles sont empilées en abaux, sous la surveillance du chef de flottage
qui, une fois tout terminé, recevra en sus de son salaire et de son
droit de bûches un stère de bois.
Les
principaux marchands rassemblés sur la berge discutent avec animation,
entre eux ou avec leurs clients, bousculés par des bandes d’enfants
pieds nus (ce qui a pu donner aux habitants du quartier le sobriquet de
« pieds-noirs ») qui se poursuivent à travers les piles de bois.
…………..
[…]
son travail épuisant terminé, le naveteau va pouvoir aller prendre un
peu de repos en allant boire avec ses camarades une « tartière »
de vin rouge ou gris des coteaux de la Vienne dans l’une des gargotes de la paroisse : à la Rame, dans l’Abbesaille, au Coq Hardi, au
bas de la rue du pont Saint-Etienne, où il sera servi par la « Belle
Hôtesse », mère du futur général de l’Empire Charles
Dumoulin ».
Lou
viei Novetau
Chansou dediado a Colôto.
Er de lâ Bujandiêrâ
Partan,
partan toû moû garçon
Per nâ mossâ càuquei
boroû (bis)
Trobolian for quêto
sosou,
Conservan bien nautro
rosou;
Car si nos
bevian nautr’ argen,
Moun arm’
! aprei n’aurian dau ven.
Bureù,
Redoun, ni mài Peyra,
Soun
nautrei counseiller d'eyta (bis)
Lou
gran Motî ey coumandan,
Magonâ
soun aido-de-can,
Durene
verificatour,
Oboïssan-loû
tour-o-tour.
Lorsque
se presen'un deibor,
Couran-lî,
trobolian toû d'accor (bis)
Fozan voustiâ nautrei boteu,
Ne crognian pâ lou fe
dau ceu,
Et prouvan qu'un boun
Novetàu
So toujour ofrountâ lou
màu.
Jean-Baptiste
Tarneaud, dit Tistou (mort en 1867)
Le
Grelot, n° 42, 18 janvier 1863, cité par
Jules
Tintou,
« Les Quartiers des Ponticauds à Limoges », Lemouzi,
n° 79 bis – 1981, p. 15, mais de manière bien lacunaire.
En
graphie classique :
Lo vielh Navetau
Partam, partam tòts
mon garçon
Per ‘nar
‘mòssar quauques barrons
Trabalham fort
'questa sason
Conservem bien nòstra
rason,
Car si nos beviam
nòstr’argent
Mon arm' apres
n’auriem dau vent.
Bureu, Redon, ni
mai Peyrat
Son nòstres
conselhers d'estat
Lo grand Mòti es
comandant,
Magònat, son aida
de camp,
Durene,
verificator :
Obeissem los torn
a torn.
Quora se
present’un desbòrd
Corram-li, trabalhem, tots d’accòrd
Fasam vostiar nòstres
bateus
Ne cranhem lo fec dau ceu
E provem qu’un
bon Navetau
Sap totjorn
afrontar los maus!
Voir églament la
transcription de R.
Joudoux, dans l'article de J. Tintou, « Chez
les ‘Ponticauds’ de Limoges. Des « bains Ringuet à la Vierge
du Battoir », Lemouzi, n° 141 –
janvier 1997, p. 48.
Traduction :
Le vieux
Naveteau
Partons, partons
tous mon garçon
Pour aller amasser
les bûches
Travaillons fort
cette saison
Conservons bien
notre raison
Car si nous
buvions notre argent
Par mon âme après
nous aurions du vent.
Bureau, Redon, ni même Peyrat
Ne sont nos
conseillers d'Etat
Le grand Motin est
commandant,
Magonat, son aide
de camp,
Durenne,
vérificateur :
Obéissons leur
tour à tour.
Quand survient une
inondation
Courrons-y,
travaillons tous ensemble (bis)
Faisons virvolter nos bateaux
Nee craignons pas
le feu du ciel
Et prouvons
qu’un bon Naveteau
Sait
toujours affronter les maux !
Le roman de Roland Berland, est écrit en occitan
limousin et nous commencerons par citer son plaidoyer pour la langue,
extrait de son avant propos, rédigé en français.
« Comment peut-on aimer le Limousin,
vanter les charmes de ses paysages, engager les autres à partir à sa découverte
et, en même temps, renier sa langue, la rejeter dans l’indignité,
alors que pendant des siècles elle a été la seule en usage dans ses
campagnes, par les ruelles et sur les places de ses bourgs. Quelle tare
porte-t-elle pour n’être aux yeux d’une grande partie des Limousins
qu’un « patois » qui ne mérite pas d’être perpétué
et qu’il vaut mieux laisser mourir dans un coin sans en parler, comme,
autrefois dans les
familles, on cachait l’enfant taré ? »,
avant propos, p. 12-13.
L’action du roman, se situe vers 1860-1870, le
cadre en est la campagne, mais aussi la ville de Limoges, et une place
particulière s’y trouve faite aux naveteaux et ponticauds.
Très justement, l’auteur renvoie d’abord dans
son avant propos (écrit en en français) aux ponticauds comme à des
locuteurs limousins, parmi d’autres dans la grande ville ouvrière :
« … ils sont nombreux les limougeauds, qui
parlent limousin : les
ponticauds d’abord, qui forment à eux seuls un micro-peuple moqueur
et bagarreur qui rejette aussi bien le lourd et lent paysan que
l’habitant de la ville haute (…) ; parlent aussi « patois »
la plupart de tous ces ouvriers surtout porcelainiers qui ont encore la
bouse de leurs « charrières » à leurs sabots, mais ne
veulent plus la voir ; parlent également le limousin, tous ces
vendeurs et vendeuses des rues qui viennent monnayer du lait, des lapins
et des volailles, des légumes, mais eux ne sont pas des vrais
limougeauds puisqu’ils habitent des
villages et communes d’alentour », avant-propos, p. 9.
– Dans le cours de la fiction, le personnage
masculin principal, lo Piere, embauche dans une entreprise de flottage
de bois. Nous reproduisons ici quelques pages qui décrivent très précisément
ce travail et l’arrivée à Limoges par la Vienne, jusqu’au port du
Naveix. Il évoque, à la fin de l’extrait, brièvement mais avec une
grande exactitude, les bords de Vienne et le quartier des Ponts.
… un merchant de bois de Limòtges qu’era amic
dau patron teulier li disset un jorn :
– Pitit, tu vas venir coma nos ; tu faras
davalar lo bois e li far segre la Viena.
– Vai-l’i, am pas beucòp mestier de te, aura,
aquí, disset le teulier.
Lo Piere conhet son pauc de besunha e son chapeu neve dins ’na
bòtja e eu seguet lo merchant e sa veitura d’ente despassavan doas
lonjas picas ; a costat dau chavau, un grand galibard de Ponticaud
los esperava.
– Charle, te veiquí un goiat, disset lo merchant.
M’a estat dich que qu’es pas un fenhant ! Tu saubras me tornar
dire.
L’autre borret un grand còp dins l’eschina dau Piere e se
meguet de rire sens bruch dins sas mostachas pus larjas que sa testa.
Ilhs passeren ’na nuech dins ’n’auberja d’Eimostiers, mas
lo goiat duermiguet mau dins un liech.
L’endeman, ilhs ’neren sus lo bòrd de la Viena, a ’n
endrech ente de las dietzenas de còrdas de bois eran empiladas sus las
doas ribas. Daus paisans, jòunes e vielhs esperavan, poïats au long
mangle de lor lancin. Ilhs eren venguts veire lo merchant e lo Charle,
l’enser, a l’auberja per se far engatjar.
Lo merchant mesuavo lo bois en nautor, en lonjor ; eu jurava
perqu’eu trobava pas son compte d’abaus. Lo Charle, se, visava l’aiga
qu’era nauta e colava redde. Quand lo merchant aguet bien visat que sa
marca se vesia sus tots los bocins de bois, eu faguet sinhe au Charle
que credet :
-
Anetz ! A l’aiga !
Flaucha !
Flaucha ! Los bocins de bois picavan la testa dins las aigas frejas
e eren d’abòrd luenh. Pus bas, ente la ribiera colava pas tan redde,
’la ne’n siget tòst crubida.
Quand lo darrier bocin aguet pres lo mesma chamin, lo merchant
se’n anet. Los òmes mingeren un pauc de pan e de fromatge, bugueren
dau citre e ilhs comenceren de segre las doas ribas per butir dins lo
mieg lo bois enjagat jos las raiç daus vernhes o ben modelonat darreir
los rochiers ; o ben plantat sus quauqua lenga de sable ente la
ribiera s’eslarjava. Lo Charle visava que pen un bocin demoresse ;
eu credava aus òmes d’en fàcia per lor dire ente n’i avia qu’ilhs
podian pas veire. Lo Piere, se, siguia lo Charle ; l’aigolier li
avia balhat un de sos dos lancins e eu fasia coma l’autres. Mas, coma
eu era lo goiat dau Charle, qu’era se que portava dins un sac sus son
eschina, en mai de quò seu, la besunha dau Ponticaud. Los païsans
fasian mas segre las ribas e davalavan gaire dins l’aiga. Mas quand,
dins los reddes, quauqu’un bocins de bois
se picavan entre los rochiers e que d’autres se modelavan
darreir, en d’un ren de temps ’na montanha de barrons enjagats los
uns dins los autres se levava en travers de las aigas que se metian a
montar, a butir per passar, totas blanchas de colera.
’Na credada venguda de debas prevenia lo Charle, quasi totjorn
a segre la coa de flotatge ; eu prenia lo còrrer :
- Vaque, pitit, auves-tu ?
Lo
Charle montava sus los rochiers, passava dins l’aiga, montava quasi
sus lo barratge que venia de mai en mai espes. D’un còp d’uelh eu
vesia los bocins a ’pelar, quihls a butir, a far davalar, a far virar ;
lo mangle de son lanci en plejava. Eu credava au Piere :
-
Lo delai ! ’pela-lo ! ’pela, filh de garça ! Mai en
çai ! Oc-es ! Fuec de Diu de fuec de Diu ! Lo dejos !
Non ! Aqui ! Butis ! Butis ! Auves-tu !
Tot
d’un còp, lo bruch de l’aiga chamjava. La montanha de bois que l’aiga
crebava de pertot, bujava, se uflava, montava, s’espartelava sus l’eschino
nauta de la ribiera que deüflava d’un solet còp e entrainava tots
los bois que se sacavan, fasian la poncha-porrada, se cavalavan e
fugissian totjorn pus bas.
Lo Charle risia.
-
Qu’es bien, filhòu, Tu faras un bon aigolier !
Ilhs toreren montar a la coa dau flotatge. Lo Charle expliquet a
son goiat que tot queu bois, qu’era quasi tot per bruslar dins los
forns per far cueire la porcelana dins las usinas de Limòtges ;
que, a l’entrada de Limòtges, i avia un ramier de grands traus que lo
‘restava’ ; que los ponticauds dau Naves lo suertian de l’aiga
per lo tornar empilar ; que chascun merchant avia sa marca ;
mas que qu’era bien las darrieras annadas que quò se fasia perque de
las usinas, aura, fasian venir dau charbon de terra per lo tren e
’chaptavan pus tant de bois ; de mai, dins quauquas annadas,
qu’era quasi segur, un chamin de fer se ’nava far en segant la Viena
e quò siria lo tren que menaria lo bois ; quò ’niria mai redde
e um auria pas mestier de tornar far sechar lo bois.
L’enser, ilhs ’riberen au prumier ramier, queu dau Chaslard ;
eu era deibrit perque i avia pas de flotatge darreir lo debas, queu de
l’Artija que, se, era barrat. Ilhs coigeren dins ’na granja dau
meitadier dau chasteu.
Au mandin, dins las ramadas de pluvia boirada de névia, ilhs
contunheren a davalar. Daus còps, la ribiera sera cabonhada entre daus
puegs que de gròssas peiras grisas crebavan lor peu magra de brujas e
de janests ; aquí, l’aiga s’envirolava autorn de grands
rochiers o ben se pausava au mai prund de gorgs negres. D’autres còps,
la valada s’eslarjava sus daus fons de prats. Los òmes duvian gaulhar
dins las molhieras e los polsons, eschaletar los sautadors. La ribiera
se dondava dins daus molins a papier o a farina que i prenian l’aiga ;
los moniers insuravan los aigoliers perque los barrons basissian lors
grilhas e ’ribavan jusc’a la granda ròda de bois qu’ilhs sacacan
e ’bismavan. Los bocins de bois se barjavan dins l’esclusa e folia
segre dins l’aiga la cresta dau barratge per los butir jusc’au pas
dau rei.
Lo Charle e lo Piere avian lors pantalons totjorn molhats e lors pes
plens d’aiga.
Tot dos aneren davant drebir lo ramier de l’Artija ; ilhs
aurian pas mas degut lo dreibir quand la coa dau flotatge auria estada
’ribada. Mas lo Charle sabia que, per lo moment, i avia pas de bois
que venia sus la Mauda. Lo ser, pendent que lo bois segia en ’nar vers
Sent-Priech, ilhs se planteren au pont de Noblat. Lo merchant de bois
los esperava. Eu païet los òmes qu’eu avia engatjats a Eimostiers e
d’autres se lugeren per ’nar jusc’a Sent-Priech.
- Visa quilhs dos, lai, auves-tu. Los fau pas laissar solets,
auves-tu. T’a pas mai virat l’eschina, auves-tu, ilhs te viren lo
bois de costat dins quauqua gòrça per lo tornar querre la nuech. Mas
si los ’trape, auves-tu…
Los dos, qu’era un jòune e son pair. Mas lo Piere era
’bracat. Apres ’ver minjat lo sopar, eu s’anet coijar sens auvir
que los païsans qu’avian davalat coma se dempuei Eimostiers se batian
coma daux Miauletons apres aver begut chapina sus tarcieras.
Apres lo pont de Noblat, la Viena, pitit a pitit s’eslarjava ;
mas i avia totjorn tan de molins a passar.
Lo Charle, suvent, visava lo jòune paisan e son pair. Eu segia
la mesma riba que ilhs. A d’un moment, ente la Viena virava, eu los
viguet pus. Eu se raletet lo long de l’aiga per los veire, tots dos,
que suertian redde dau bois de l’aiga e lo montavan cachar un pauc pus
naut darreir daus argfuelhs, en bordura d’una chastanhiera. Ilhs
tenian enguera daus barrons quand ilhs lo vigueren se ’prueimar. Eu
credet :
-
Doas charònhas ! Tornatz-me queu bois dins l’aiga !
Mas
los dos autres, que sabian ben qu’ilhs se farian taumar comenceren de
s’ensauvar en montant dins la penta. Perque lo Charle, era pas un
feble !
- A, que vos torne pas veire, que vòstre cuòu vos bosinarà,
segur !
Lo jòune, que se cresia pro luenh, volguet far son malent :
- Mon cuòu, visa-lo ! Aigolier, rat gaulhier !
Aigolier de merda !
Eu avia davalat sas malinas e virava au Charle son cuòu tot
blanc. Lo Ponticaud li balhet la corsa. L’autre, que volguet fugir
avant d’aver ’chabat de montar sas malinas, s’entraupet e tombet.
Lo temps qu’eu se tornesse levar, lo Charle era sus se, l’avia
’trapat au colet ; eu lo portet, emb sas malinas sus los talons
jusc’au bòrd de l’aiga e, d’una butida, l’envoïet au mieg de
la ribiera.
- Netia-lo, ton cuòu de pitit merdos, cuòu foiros !
credava lo Charle.
L’autre se manquet nejar cent còps avant de ’ribar a
eschaletar l’autra riba e prener lo còrrer.
La testa dau flotatge era darreir lo ramier de Sent-Priech avant
la nuech, mas qu’era mas dins la mandinada de l’endeman que los
darriers bocins l’i sigueren. Mas ’n autre flotatge avia ’chabat
de ’ribar darreir lo ramier dau Taurion, doas oras pus tòst ;
qu’era donc a se de passar lo prumier e lo Charle duguet esperar, per
far passar lo seu, que l’autre siguessa tot plantat au grand ramier
dau Naves e tot suertit de l’aiga. Eu laisset donc lo Piere a
Sent-Priech per gardar lo bois e anet a Limòtges. Eu tornet tres jorns
pus tard coma los Ponticauds que menarian lo flotatge de Sent-Priech au
Naves, lo ramier de la Viena siguet donc dreibit e lo bois comencet la
darriera partida de son voiatge.
Lo Piere faguet coneissença coma los Ponticauds. Qu’era daus
òmes que credevan suvent, risian fòrt, s’insurtavan entre ihls oer
rire mai per de vrai ; mas si quauqu’un mai insurtava un de ilhs,
eu era segur de los trobar tots autorn de se per lo ’trapar per son
fons de malinas e lo fotre dins l’aiga coma lo Charle avia fach dau jòune
païsan.
Qu’es a la fin d’un apres-marende d’ivern que lo Piere, que
seguia l’aiga a man gaucha, viguet, per la prumiera vetz, la granda
vila. Ilhs avian passat lo Palais ; la Viena s’eslarjava entre
los bons prats que montavan doçament a drecha, mai pentos a gaucha.
Lai-bas, un modelon de maisons se calhavan , una sus l’autra, se
taponavan jusc’au pe de la catedrala que semblava las coar ; son
long cou levat coma un det vers lo ciau bonhava dins las fumadas bleuias
que suertian de totas las chaminadas. A mesura qu’eu se ’prueimet,
eu viguet mielhs un bocin de terra que mianava l’aiga au mitan de la
Viena ; pus luenh, l’aiga era crubida dau bois de lor flotatge
retengut darreir las chabras dau ramier que fasia coma un grand rasteu
picat de biais dins l’aiga. Davant queu grand pinhe, los larges bateus
plats daux Navetauds que dos òmes charjavan dau bois qu’ilhs
’massavan dins l’aiga ; d’autres, charjats a plens bòrds,
s’anavan plaçar los long de la riba drecha ente ’n’armada d’obriers
los decharjavan dau temps que, dins las grandas charretas a quatre ròdas,
’taladas de dos o tres chavaus, d’autres ne’n tornavan charjar. Quò
se credava d’un bateu a l’autre, d’entre quelas muralhas de còrdas
de bois, d’un bòrd de la Viena a l’autre. Lo Piere penset a de las
fermics sus lor fermigier e eu viset si n’i avia pas que marchavan sus
las teuladas autorn de la catedrala. Eu avia pas jamai vist tan de monde
trabalhar a la vetz. Quant eu siguet arribat sus lo vielh pont, eu l’i
se plantet. Pus luenh, a man gaucha, un pont nuòu, en tres sauts,
passava naut au dessus de la ribiera. Tot lo long de l’aiga,
’n’armada de dietzenas e de dietzenas de lavairitz alinhadas, a
janolhs dins lors bachons, sabonavan, fretavan, borravan emb lors
masujas, remudavan linçòus, linge e pelhas dins lo fiau de l’aiga
blanchinarda. D’autras, en pauc en arrier, sus quatre o cinc renjadas
de còrdas tendudas, dau linge sechava ; n’i en avia tot lo long
de la ribiera, jusc’a la darriera archa dau pont nuòu. Quauques pas
pus naut, las maisons emb lors teuladas de bingois se butissian per
mielhs auvir las pestelarias de totas las lavairitz. Pen ’na portava
de chapeu coma las femnas de la campanha, mas totas avian la testa
envirolada dins un pelhon.
En fàcia, de l’autre costat de l’aiga, las maisons las mai
debas avian quasi los pes dins l’aiga e ’la se crampissian per l’i
se pas far fotre per totas quelas que las butissian dins l’eschina,
’massadas sus la penta jusc’a la catedrala enjucada sus sas muralhas,
coma per se desentraupa dau tap de teuladas e de graniers que volian
grimpar d’apres.
Lo Piere ’chabet de traucar sus lo vielh pont au mieg de tant
de monde qu’eu se damandava si qu’era as jorn de feira.
.…
édition
citée, p. 47-52.
***
5-
Un poème d'Edouard Michaud : Trains de Bois
Trains
de bois
Ce
n’est plus maintenant qu’un souvenir hélas !
Tant
l’homme marche vite et tant l’heure s’épuise,
Et
je les vois encor déferler sur l’eau grise
Contre
la berge basse et les longs bateaux plats.
Ils
arrivaient des tucs lointains plantés de chênes
Où
la forêt fait suite à d’indigents pâtis,
Semblables,
se heurtant en de sourds cliquetis,
Aux
chaînons mal soudés d’une géante chaîne.
Vers
le pont Saint-Étienne au sextuple éperon,
Un
barrage dressait, taillé de main rustique,
Trois
fûts d’arbres pareils, renflés et fantastiques
Et
vivants presque avec leur mousse en chaperon.
C’est
là que se brisait le train vaste, tumulte
Moins
actif par degrés, les bûches se casant ;
Et
pour peu qu’au déclin le soleil fut en sang
Et
qu’au vent persistât une hivernale insulte
On
croyait, à fixer les bûches, assister,
Quand
la corolle est proche et que l’avril commence,
Et
bien qu’on fut alors aux premiers jours d’été,
Au
spectacle craquant de la débâcle immense.
Terre
Limousine, Paris, Figuière, 1912, p. 10.
A-ei-tu, abréviation de
« Ovei-tu », particulière aux
ponticauds (note de Jules Tintou : Auves-tu ? en
graphie classique, signifie "entends-tu ?").
Les Ponticauds prononcent « o’ei-tu ? » (note de
l’auteur, mais voir la note précédente)
Pas du Roy ou Pas le Roy : abaissement sur une certaine
longueur de la crête d’un barrage pour faciliter le passage des
bois flottés. Peut-être ce nom vient-il de ce que cet abaissement
était imposé par l’administration royale (note de l’auteur).
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