Les Naveteaux

  

Avec la langue et le métier des naveteaux, les flotteurs de bois du port du Naveix, nous remontons en deçà de la mémoire vive des habitants du quartier. Les ramiers, ouvrages qui arrêtaient le bois flotté sur la Vienne, ont disparu avant la fin du siècle dernier. Le principal d’entre eux, appelé le grand ramier, qui avait été construit une première fois en 1761, fut définitivement démoli en 1897. Mais depuis longtemps déjà, le métier avait périclité, à mesure que le charbon, venu d'abord de Commentry convoyé par le chemin de fer (ouvert en 1856) s’était progressivement substitué au bois comme combustible pour les nombreuses usines de la ville. Dès 1863, Henri Ducourtieux écrivait en conclusion d'un texte dont on trouvera ci-dessous de larges extraits : "les Naveteaux... sont menacés par les lignes de chemin de fer, qui ont jeté cette année plus de vingt mille tonnes de houille sur notre place, et sont appelées à se substituer pour une large part aux cours d’eau dans le transport du combustible. Que maintenant l’administration fasse construire  le bassin projeté pour recueillir les flottages à leur arrivée à Limoges, et c’en est fait du Naveteau, en tant que monopolisateur de la levée du bois", Almanach Limousin. En effet, le métier de flotteur était pratiqué à Limoges depuis des siècles (voir le texte de Henri Ducourtieux et l’article de Jules Tintou cités ci-dessous) ; il avait son organisation propre, ses réglementations, son vocabulaire et des manières de parler spécifiques. Évidemment, les naveteaux parlaient l’occitan limousin.

1- Henri Ducourtieux, L’Abbessaille et le Naveix

extrait de l’Almanach Limousin, 1863 :

Les Naveteaux – Coup d’oeil historique sur le Flottage – le général naveteau Dumoulin –  Brancassou

A Limoges, la population des rives de la Vienne vit littéralement de l’eau. Les hommes, désignés sous le nom de Naveteaux ou Aigouliers[1], dirigent le bois flottant à travers les obstacles naturels, les goulets ou pas-le-roi des écluses, l’empilent à son arrivé dans les vastes chantiers du port, jettent l’épervier sur les rares poissons fourvoyés dans les eaux peu profondes de la Vienne, ramassent le sable micacé qu’elle semble égrener pour se faire un lit plus doux. Dans les chômages quelques-uns se font manouvriers ; mais cette occupation  leur est antipathique, et la plupart préfèrent se croiser les bras plutôt que de s’assujettir à un travail qui les éloignerait, même pour un temps très court, des rives si poétiques près desquelles ils ont toujours vécu.

Les femmes, désignées sous le nom de buandières, blanchissent, depuis des siècles, les cinq sixièmes du linge qui se salit à Limoges. C’est là leur unique occupation. Nous nous occuperons d’elles un peu plus loin.

Les Naveteaux proprement dits sont au nombre de soixante dix à quatre-vingts. Propriétaires pour la plupart de leur bateau de travail, ils forment une espèce de compagnonnage dont  les marchands de bois, et plus particulièrement les propriétaires des râteaux sont les maîtres-jurés. Par une singularité qui tient à d’anciens usages trop religieusement respectés, leur salaire se paye partie en argent, partie en nature ; c’est-à-dire qu’ils reçoivent deux francs et treize ou quatorze bûches par journée de travail. D’autres ponticaux (voisins du pont) employés à la levée du bois mais n’allant pas sur l’eau, ne reçoivent que trois bûches et 1 franc 25 à 1 franc 50 par jour[2].

Nous serions fort embarrassés pour dire comment Limoges s’approvisionnait de combustible antérieurement au XVIIIe siècle ; à défaut de renseignements positifs, nous pensons que le bois lui arrivait du haut pays, par bioles ou frets[3], auxquels un large pertuis était ménagé à travers les écluses[4]. Plusieurs raisons, parmi lesquelles nous citerons la principale, militent en faveur de cette hypothèse : avant le percement des routes que Turgot fit ouvrir de tous côtés en Limousin, des sentiers à peine indiqués s’opposaient à toute espèce de charroi, et le transit se faisait généralement à dos de mulets ; or, comment faire arriver à Limoges les 15 ou 20 000 stères de bois nécessaires à son approvisionnement ? Évidemment par la Vienne et ses affluents, qui, outre l’avantage de traverser le pays de production, offraient un chemin naturel de 200 à 250 kilomètres, sur lequel il n’était besoin que de déposer le bois en l’abandonnant au courant.

           Alors, comme aujourd’hui, la navigation n’était praticable que pendant certains mois de l’année, et nous devons croire que l’industrie, moins développée que de nos jours, n’avait pas multiplié les écluses qui, jointes aux obstacles naturels, rendent les flottages très laborieux[5]. Mais si la navigation présentait plus de facilités,  l’absence de digues avait aussi ses   inconvénients : nous voulons parler de ces débordements périodiques de la Vienne, qui causaient des ravages dont le souvenir n’est pas encore effacés[6] ; de ces sécheresses à peine croyables, qui faisaient écrire au P. Bonaventure : « que le 30 août 1010 le lit de la Vienne resta à sec pendant quarante huit heures ».

           La multiplicité des écluses, en ralentissant l’écoulement des eaux, a fait du même coup disparaître les grandes inondations et les sécheresses trop absolues[7].

           Ce fut en 1595, toujours d’après Bonaventure, qu’un seigneur de Châteauneuf essaya pour la première fois de faire flotter à bûche perdue les bois qui couvraient ses immenses propriétés. Ils furent lancés dans la Combade, et quelques jours après arrivaient à Limoges. L’expérience ayant réussi, les autres propriétaires riverains eurent recours à ce mode de transport, le seul qui malgré ses inconvénients ait prévalu.

           Un barrage fut sans doute construit pour arrêter les bois à leur arrivée ; mais on n’en trouve trace qu’en 1750, où MM. Muret-de-Narbonneix et d’Auge-du-Moreau firent placer des pieux et des broussailles à Saint-Priest-Taurion et au Naveix. Ces palissades, maintenues par des barres de fer, offraient sans doute trop peu de résistance à l’eau, car elles furent promptement emportées, et le grand ramier de la Vienne, tel à peu près que nous le voyons aujourd’hui, fut établi (1761). Ce fut M. de Lafeuillade qui fournit les chèvres ou chevalets qui soutiennent le râteau contre lequel le bois vient se rassembler.

Ce barrage fût emporté en 1766, et depuis lors il l’a été bien souvent, livrant ainsi passage à des quantités considérables de bois ; mais, en attendant la construction d’un bassin latéral qui mette les flottages à l’abri des grandes eaux, c’est encore le moyen le plus économique d’arrêter les bois à leur arrivée à Limoges[8].

Revenons aux Naveteaux, que cette digression nous a fait   perdre de vue. Le Naveteau est le roi de la Vienne, sur laquelle il passe une partie de son existence. Monté sur son léger bateau, il s’y croit, comme le capitaine de navire, le seul Maître après Dieu[9]. A peine a-t-il quitté la mamelle, qu’il commence à barboter demi-nu à côté du battoir de sa mère ; à sept ou huit ans il sait nager, lancer des pierres, pêcher à la ligne, grimper aux arbres, voler des fruits comme s’il n’eût jamais fait autre chose de sa vie. Vers seize ans il devient Aigoulier, comme son père ; il sait alors se servir du conte et du lancis[10], conduire hardiment un bateau à travers tes récifs et les pas-le-roi, risquer sa vie un jour de débâcle sur les eaux torrentueuses de la Vienne, monter une pile de bois aussi droite et aussi solide qu’un mur en maçonnerie, vider une bouteille de vin sans compromettre son centre de gravité.

             Puis vient la conscription : le jour du tirage au sort, les Naveteaux se reconnaissent à leur teint bistreux, à je ne sais quoi de hardi, de viril qui ne se démentira pas sous les drapeaux : habitués dès leur enfance à braver le péril, ils ne s’effraieront de rien et seront toujours prêts à donner l’exemple de l’audace et du mépris de la vie.

Si vous leur demandez à quel corps ils voudraient appartenir, « aux zouaves   ou   aux   chasseurs   à   pied », s’empresseront-ils de vous réponde : il leur semble que ces régiments sont plus que les autres exposés aux chances de la guerre.  Ce  sont eux qu’à  la  chambrée  on  désigne  sous l’épithète, flatteuse cette fois, de Limousin. Comme la plupart de ceux qui ont toujours vécu à l’air libre, la discipline leur est dure à supporter, et cette impatience du joug, jointe à leur ignorance des règles de la grammaire, nuit beaucoup à leur avancement.

Ils citent pourtant avec orgueil  le fameux Dumoulin,  un naveteau parti simple soldat en 92 et qui devint général de brigade sous l’empire. Dumoulin, s’il faut les en croire, épousa une grande dame de Bavière ou du Wurtemberg, quitta le service et ne reparut plus en Limousin. Nous suspections fort l’authenticité de ce général, lorsqu’il nous tomba entre les mains une pièce de vers patois écrite en forme de requête, et adressée par l’abbé Richard, au nom des bailes de la confrérie de Saint Domnolet, à l’illustre Naveteau[11]. Nous la reproduisons textuellement :

A Moussur lou generau Dumoulin, l’un daus Coummandans de lo Légiü-d’Honour,

Les bailes de la Confrairie de Saint-Domnolet de Limoges

Tout risio, dî notreis cantous ;

Et lou jour de votr’arribado,

Devio se célébras, chas nous,

Coum’un jour de fêto chaumado.

Las mais disiant à lours petits,

En se permenant sur lo ribo,

Quau bounhur per notre poïs !

Queto ve, Dumoulin arribo.

Souvenez-vous d’un si beu jour,

Tous les momens de votro vito,

Lo recounneissenco v’invito

A lî marquas tout votr’amour.

Tous lous paîs occupas d’au soin

De veire si votro voituro,

A lour oeix luzirio de loin,

Aublidovant lour nurrituro.

Mas, per molhur, re ne se venguèt.

Lou sort troumpet notr’espéranço,

Et loin de nous vous counduiguèt

Hors de las ribas de lo Franço.

Peîchas-vous n’en tournas countent,

Mal lo boeuta qui v’interresso !

Taûs sount lous vœux, qu’à tout moment,

Nous fans per vous, pleis de tendresse.

O lo perno daus généraux !

Brave soudart, pillier de guerro,

Si votreis fraîs, lous pounticaux,

Vous vesiant cubert de misèro,

Après’vei courgu lous dangers,

Que v’avez brova, dî l’Espagno,

Et decoufi tant d’eitrangers,

Dî lour cours de votro compagno ;

I migroriant countre lou sort,

Et maudiriant so barbario...

Eh ! bé, notre saint qu’eirio fort,

Per se battre per lo patrio,

Et qu’au foguet jusqu’à lo mort ;

N’o mas, per crubi so reliquo,

L’objet de notro devoutiù,

Lo chasso cussounado antiquo,

Que nous portens en proucessiù.

Souvenez-vous de lo premiêre.

Qu’eiro un oubrage daus pu beùus.

I lo mettèrent en bandiêro .

Per n’en pillias tous lous mourceùs.

Nous nous souns mettu di lo têto,

Que quiau venerable guerrier,

Dount v’avias, lou jour de so fêto,

Pourta lou sabr’et lou baudrier ;

V’avio prengu sous so tutello,

Quand quÎ Cotolans ostrogos,

Cresent vous brulas lo cervello,

De ploumb vous criblièrent lous os.

Si qu’eit, vous lî devez’no rento.

Fosez doun lugeas lou boun saint,

D’uno moniêro pu decento.

Nous recounneitrens quiau present,

En renouvellant chaqu’annadô,

Jusqu’à notreis damiers nebous,

Quand lo fêto sero chaûmado,

Lous vœux que nous forans per vous.

Nous souns, etc.

Il   paraît,   en   outre,   qu’au   18   brumaire   Dumoulin,   sergent  de   la garde consulaire, pénétra dans la salle des Cinq-cents  la baïonnette au fusil ; apercevant M. G..., député de la Haute-Vienne, il s’approcha et lui dit en bon patois: «F ...-me lou camp, vieillo beitio ! » C’est là tout ce que nous avons pu recueillir sur le brave Dumoulin.

Très peu de Naveteaux persistent dans le métier des armes ; aussitôt leur dette payée, ils reprennent le chemin de ce pays natal qui leur tient au cœur par des liens si puissants ; le jour où ils revoient leur bateau attaché près du pont Saint-Étienne, où ils aspirent les acres senteurs qui s’échappent des chantiers au bois, où leur mère, leur fiancée les pressent dans leurs bras, ce jour-là ils oublient tous leurs rêves belliqueux, leur cœur se dilate, leurs yeux s’humectent, l’amour du vieux Naveix a repris  tout son empire. Ce sont alors des fêtes dont on n’a aucune idée en ville ; c’est à qui recevra le brave soldat que les balles ont respecté ; il faut qu’il recommence vingt fois le récit de ses campagnes, en présence d’auditeurs toujours avides de l’écouter. on boit à son heureux retour, en chantant les vieilles ballades que les Naveteaux se transmettent de père en fils depuis nombre de générations.

Peu de temps après, le Naveteau se marie, et les fêtes recommencent sur nouveaux frais. Sa fiancée est ordinairement une vaillante buandière, au teint halé, élevée comme lui dans le mépris des douceurs de l’existence, et qui ne tarde guère à lui donner de robustes rejetons.

Si vous traversez le pont Saint-Étienne ou les chantiers du Naveix un jour de chômage, vous coudoierez inévitablement des groupes d’Aigouliers fumant leur pipe en regardant couler l’eau. Leur abord, je vous en préviens, est rude, un peu défiant, surtout si vous leur parlez français ; mais ce sont de bonnes gens au fond, sobres de paroles et de protestations serviles. Pour notre part, nous n’avons eu qu’à nous louer des quelques rapports que cette étude nous a fait lier avec eux.

Au moment des révolutions, ils s’organisent en corps de lanciers ; et nous nous rappelons fort bien les avoir vus en 1830 figurer dans les rangs de la garde nationale, armés de leur interminable lancis ; nous doutons fort pourtant que les agitateurs et les ambitieux, à quelque parti qu’ils appartiennent, en fassent jamais des fauteurs de désordre ; tout au plus profiteraient-ils du moment pour faire entrer quelques barriques de vin. C’est là leur péché mignon, et, quoi que vous fassiez, vous ne leur persuaderez jamais que frauder le fisc soit aussi coupable que faire du tort à son prochain.

Le calme rétabli, les Naveteaux se remettent pacifiquement au travail ; ils se connaissent assez en bois pour savoir qu’ils ne sont pas de celui dont on fait les législateurs.

Lorsque l’âge a raidi ses membres, abattu ses forces, le Naveteau s’éteint doucement au milieu des siens ; quelle que soit la gêne de l’intérieur, la rudesse des habitudes, les enfants regarderaient comme un déshonneur de laisser mourir leur vieux père à l’hôpital, nous aimons à citer ce trait de mœurs ; il montre combien l’esprit de famille est encore vivace parmi ces modestes travailleurs.

On nous permettra de reproduire ici un trait épisodique, raconté avec cette bonhomie narquoise qui donne un tour si piquant à notre patois :

Croquis Limousins Brancassou

« Qu’erio un Novetàu, de quî que tiren lou bouei de l’aigo en lour lanci. Lou tudeu de so pipo vio fa un crô dî sâ den, de feiçou que quan-t-ô eri’ emoli, ô sîlavo courno no ser. Olei doun Brancassou eri’ emoli. O credo soun drôle, un drôle de quinz’an qu’ovio denguêro dau màu en soun nâ, ce que lou fogio bromà courno ‘no junjo. « Brancas-(vss) sous !! Brancas-(vss) sous !! »

« Lou boun olia fogio queu que n’auvio pâ.

« Brancas-(vss)-sou ! Brancas-(vss)-sou ! vendrâ-tu !

« - Lî vàu !

« Brancas-(vss)-sou ! qu’â-tu fa de quelo pe-(vss)-ço de vin (vss) sô que to meirino te vio bolia per to feito ?

« - Qualo peço ?

«-Plo ! tu m’auvei be. Lo pe-(vss)-ço qu’erio dî l’ermari.

« - Mou-ou-ou ! Mo meirino ?... Dî l’ermâri ?...

« - Te ! (vss) ne fâ pâ toun einauca au be te torde lo baro (vss) dau cô !

« - Mou-ou-ou ! Sài na me permenâ

« - Quelo pe-(vss)-ço de vin (vss) sô !

« - Sài na minja dau peiçou-ou-ou !

« - (Vss) T’à minja per vin (vss) sô de pei-(vss)-çou ?

« - Mou-ou-ou ! Lî vio be un pàu de po, queriaque.

« - Per can ?

« - Per dou-ou-ou sô.

« - (Vss) T’a minja per dueize (vss) sô de pei-(vss)-çou ?

« - Mou-ou-ou ! Lî vio be no bouteillo de vi, queriaque.

« - No bouteille de chiei (vss) sô, boun ! co fài hue (vss) sô.

T’a minja per douje (vss) sô de pei-(vss)-çou ?

« - Mou-ou-ou ! Lî vio be un bouci de viando, queriaque ; e tobe un piàu de solado ; e to-be un migiliou de froumage.

« - (Vss) Et per canbe de (vss) tout-o-quo ?

« - Per douje sô-ô-ô-ô

« - Co fài vin (vss) sô... E loû pei-(vss)-çou ?

« - Mou-ou-ou-ou ! Loû vio rôba ».

 E. Ruben , Extrait du Grelot du 28 sept.


[1] En latin, navigium signifié lieu de dépôt pour les barques ; et navay, en vieux français, havre ou port, d’où le nom de Naveteaux donné aux ouvriers du port ; celui d’Aigoulier peut se traduire par ces mots : qui suit le fil de l’eau.

[2] L’usage de rétribuer les Naveteaux en nature avait du bon à l’époque où l’argent était rare et la marchandise abondante ; mais depuis que le prix du bois a doublé, la valeur représentative a subi une dépréciation qui rend très onéreux au commerce le maintien de l’ancien état de choses. Supposez soixante Naveteaux et cent journaliers employés à lever un flottage ; c’est douze cent bûches prélevées par jour, et parmi les plus belles, sur la totalité du flottage, sans préjudice des morceaux de rebuts que les Naveteaux s’adjugent très libéralement. Évidemment il y a là abus, et, tout en respectant les droits de l’ouvrier, nous pensons que les anciens règlements doivent être révisés.

[3] On nomme biole (bluette) une réunion de brassées de bois rattachées les unes aux autres par des runs ou reortes (blanches tordues) ; la biole n’excède jamais 10 mètres de longueur ; la réunion de plusieurs bioles forme un train ou fret. On dit de l’eau qu’elle est fraidiéro ou propre  au fret, lorsque sa profondeur est partout d’au moins 50 centimètres.

[4] Jean Rouvet, le premier, imagina, en 1549, l’art de construire les radeaux ou trains de bois. Mais ce fait n’empêche pas que longtemps avant on lançât sur la Vienne les bioles dont la forme particulière se pliait admirablement aux difficultés de nos cours d’eau.

[5] II  existe  sur  la  Vienne  38  digues  et  sur  le  Taurion   11,   en  tout  45,  depuis   Limoges jusqu’au point où ces rivières sont flottables.

[6] En 1792 la Vienne s’éleva à Limoges à plus de 4 m au-dessus de son niveau normal ; le mur du jardin de M. Deschamps porte le marque de cette crue. On y lit : hauteur de l’eau le  12 juillet 1792. Jamais depuis on n’a vu pareille élévation des eaux.

[7] Le 12 juillet 1861, les eaux avaient atteint leur minimum de baisse ; on apercevait alors, en aval du pont Saint-Etienne, des pointes de rocher qui, de mémoire d’homme, n’avaient jamais émergé. L’étiage du Pont-Neuf marquait encore cependant 1m 20.

[8] On n’évalue pas à moins de 60 à 70 000 le chiffre des stères de bois qui arrivent chaque année à Limoges par la rivière.

[9] Les bateaux de la Vienne méritent une courte description : ils sont plats, et glissent sur l’eau plutôt qu’ils ne le fendent : leur fond, cloué sur les bordages, est muni à l’intérieur d’une membrane légère mais solide ; l’avant est recourbé de façon à franchir les pas-le-roi sans embarquer d’eau ; à l’arrière se trouve un banc d’où le batelier peut diriger assis. On comprend que ces bateaux, présentant une énorme résistance, puissent transporter un poids relativement considérable, et naviguer sans toucher dans les plus basses eaux.

[10] On  nomme  conte  (contus)  la  perche  qui  sert  tout  à  ta  fois  à  donner l’impulsion et à diriger le bateau ; lancis ou jophas  une perche plus longue, terminée par deux fers juxtaposés dont l’un, pointu comme une lance, lui a valu son nom ; l’autre, recourbé en croc, l’a fait nommer Jophas mot, qui dans le patois limousin exprime l’action de prendre avec prestesse. Le lancis sert pendant les flottages à piquer à distance les bois dits canards (qui plongent et

se relèvent alternativement) et à les soulever, à l’aide du croc, jusqu’au bateau. Malgrès cette précaution, beaucoup de canards trop verts ou trop lourds pour leur longueur, finissent par se noyer et ne sont repêchés qu’aux basses eaux.

[11] C’est à l’obligeance de M. Nivet-Fontaubert que nous devons de pouvoir publier cette curieuse épître.

2-    Une journée avec les Naveteaux

Extrait de Jules Tintou, « Les Quartiers des Ponticauds à Limoges », Lemouzi, n° 79 bis – 1981, p.15-17 et 19 (Nous remercions le directeur de la revue, Robert Joudoux et Michel Tintou, tous deux majoraux du Félibrige, pour leur aimable autorisation).

« Voici qu’en amont de la Vienne apparaît une nuée d’embarcations venant de la Montagne limousine, là-bas, du côté d’Eymoutiers, qui s’avancent lentement, conduites par des hommes au visage hâlé, torse nu ou la chemise largement ouverte, découvrant une poitrine velue, une large ceinture d’étoffe rouge ou bleue retenant une culotte s’arrêtant au-dessus du genou, jambes et pieds nus, debout sur leurs bateaux.

Tenant en mains une longue perche, le «lancis», sorte de gaffe terminée par deux fers, l’un pointu comme une lance, l’autre, le jophei ou jophas – d’un mot limousin signifiant prendre avec prudence –, recourbé comme un croc, ils piquent avec le premier côté le bois « canard » qui, tel ce volatile, plonge et se relève alternativement, et, avec l’autre côté, soulèvent le bois jusqu’au bateau.

Ce bateau, semblable à celui dont les ponticauds se servent encore aujourd’hui, à fond plat, léger mais très robuste, l’avant recourbé, ce qui lui permet de franchir les écluses sans prendre l’eau, ils ne sont pas peu fiers d’en être propriétaires.

Le batelier a avec lui deux aides, dont l’un - souventes fois son fils dès qu’il a atteint une dizaine d’années -, assis sur le banc à l’arrière, dirige le bateau à l’aide d’une autre perche, le conte.

Une quinzaine de jours auparavant, les bateaux et leurs accessoires, contes, lancis et provisions de bouche solides et liquides, chargés sur des charrettes, les bateliers étaient partis du vieux port avec leurs aides recrutés dans le quartier, parfois en compagnie du marchand de bois ou de son représentant, pour l’endroit désigné pour la mise à flot.

Avant le départ, le chef de flottage, autre naveteau à qui tous doivent obéissance, s’est assuré que la rivière était bien «fraidiero», c’est-à-dire que sa profondeur est d’au moins 50 cm et que, par conséquent, la biole ou le train peut passer.

S’agissant d’un flottage à bûches perdues, les abaux ont été préparés par les habitants de la localité la plus proche, engagés à cet effet. Ils reçoivent pour ce travail  un salaire de  1,25  F.  par jour,  et, dès l’arrivée des bateliers, lancent les bûches à la rivière. D’autres naveteaux, les flotteurs, vont attendre le bois un peu en-dessous de l’endroit où il a été immergé et, avec les bateliers, l’escortent en bateau en les dirigeant avec le conte. Il arrive parfois que les flotteurs ou les aides se mettent à l’eau pour dégager les bûches qui s’amoncellent ou, à l’aide du lancis, les empêchent de se mêler à celles d’un autre marchand.

A d’autres moments, dans les passages difficiles ou lorsque la rivière est trop basse, les bateaux sont hissés sur des charrettes et l’on continue par terre jusqu’au moment où les bateaux peuvent se remettre  à flot.

Mais il s’agit aujourd’hui d’un voyage par biole. Le travail est alors plus long et plus compliqué: il faut préalablement lier les bûches par brassées avec des réortes, les disposer par rangées en lignes parallèles,  placer des  perches  dessus  et  dessous  pour former  ainsi  une sorte de radeau. Ces hommes, les aigouliers – c’est-à-dire  suivant l’égout de la rivière – ou tarsiers, sont des experts dans leur art. C’est qu’ils connaissent bien tous les détours à prendre et la manière d’éviter tous accrochages. Ils ont pu traverser hardiment les rapides, les goulets ou pas-le-roi, les écluses, s’éloigner des rochers et des récifs dont le cours de la Vienne ou du Taurion sont parsemés, à l’aide du conte fortement appuyé contre eux, sans une perte ni avarie.

Ils abordent enfin au port, après neuf ou dix  jours passés sur l’eau ? au milieu des cris, des appels, des jurons répétés par l’écho provenant des hauteurs de la rive opposée :

«Tiro-te d’aqui, Marsau ! Chi de mau, viro-te de biai, a ei-tu »[1].

« Fe de Di, laissa me possa ! », et autres amabilités. Des mots échangés, dont bien des gens de la ville s’offusqueraient, sont signe  de bonne camaraderie, car, tels les gens de la mer, il existe ici une fraternité de la rivière.

D’un abord rude pour les étrangers à leur quartier – exception faite pour ceux du pont Saint-Martial qui sont comme eux des « ponticauds » - surtout s’ils parlent français, eux-mêmes étant restés fidèles à  leur ancestrale langue limousine,  leur  « patois »  qu’ils  prononcent en laissant traîner les syllabes.

Peut-être faut-il voir un reste de défiance envers les « villauds » dans cette phrase plus malicieuse que méchante, souvent entendue dans le Naveix :

«Tu saï daus ponts ?, passó !

De ló villó ?... Dins l’aïgó ! »,

menace toute verbale qui n’a d’ailleurs jamais été mise en pratique ici.

Le naveteau, né sur les bords de la Vienne, au port même ou dans 1’Abbessaille proche, habitué dès l’âge de 7 ou 8 ans à aider son père et à manier le conte avec dextérité, ne conçoit pas d’autre existence que sur l’eau, et, pour lui, être ouvrier à la ville serait déchoir. Là, il se retrouve chez lui où il se sent libre. Il a, tout comme les nobles avant la Révolution, ses privilèges ; les uns, les bateliers, ont droit à  quatre « baroux » de soupe par repas, ainsi qu’à quelques bûches ; les autres, les  aides, à  deux  baroux  seulement  et  au  petit  bois.  Ce  sont  les « droits  du  Naveix »  concédés  par  « lo  grand  meïtre  dau  lancis », réservés aux fils et petits-fils de naveteaux et que les marchands doivent respecter.

C’est qu’il ne s’agit pas d’un travail de tout repos : le flottage fait à peine une lieue par jour et il faut bien neuf à dix jours pour l’arrivée depuis la Montagne jusqu’au port, ce qui demande un nombreux personnel qualifié.

En effet, pour un chargement de cent abaux – nom de la mesure légale particulière à Limoges – il faut deux bateaux de quatre hommes chacun, six autres de chaque côté de la rivière pour faire suivre la queue du flottage, deux employés de chacun des cinq moulins placés sur le parcours pour aider à poser les cordages, en tout trente hommes payés, en 1793, trente sous par jour.

Le bois enfin arrivé au port, les naveteaux vont se livrer à son déchargement. Pour cela, les bateliers mettent les bûches dans leurs bateaux et les conduisent sur le rivage où elles sont empilées en abaux, sous la surveillance du chef de flottage qui, une fois tout terminé, recevra en sus de son salaire et de son droit de bûches un stère de bois.

Les principaux marchands rassemblés sur la berge discutent avec animation, entre eux ou avec leurs clients, bousculés par des bandes d’enfants pieds nus (ce qui a pu donner aux habitants du quartier le sobriquet de « pieds-noirs ») qui se poursuivent à travers les piles de bois. 

…………..

[…] son travail épuisant terminé, le naveteau va pouvoir aller prendre un peu de repos en allant boire avec ses camarades une « tartière » de vin rouge ou gris des coteaux de la Vienne dans l’une des gargotes de la paroisse : à la Rame, dans l’Abbesaille, au Coq Hardi, au bas de la rue du pont Saint-Etienne, où il sera servi par la « Belle Hôtesse », mère du futur général de l’Empire Charles Dumoulin ».  

3- Chanson : Le Vieux naveteau

Lou viei Novetau

Chansou dediado a Colôto.

Er de lâ Bujandiêrâ

 

Partan, partan toû moû garçon

Per nâ mossâ càuquei boroû (bis)

Trobolian for quêto sosou,

Conservan bien nautro rosou;

Car si nos bevian nautr’ argen,

Moun arm’ ! aprei n’aurian dau ven.

 

Bureù, Redoun, ni mài Peyra,

Soun nautrei counseiller d'eyta (bis)

Lou gran Motî ey coumandan,

Magonâ soun aido-de-can,

Durene verificatour,

Oboïssan-loû tour-o-tour.

 

Lorsque se presen'un deibor,

Couran-lî, trobolian toû d'accor (bis)

Fozan voustiâ nautrei boteu,

Ne crognian pâ lou fe dau ceu,

Et prouvan qu'un boun Novetàu

So toujour ofrountâ lou màu.

Jean-Baptiste Tarneaud, dit Tistou (mort en 1867)

Le Grelot, n° 42, 18 janvier 1863, cité par Jules Tintou, « Les Quartiers des Ponticauds à Limoges », Lemouzi, n° 79 bis – 1981, p. 15, mais de manière bien lacunaire.

 

 En graphie classique :

Lo vielh Navetau

 

Partam, partam tòts mon garçon

Per ‘nar ‘mòssar quauques barrons

Trabalham fort 'questa sason

Conservem bien nòstra rason,

Car si nos beviam nòstr’argent

Mon arm' apres n’auriem dau vent.

 

Bureu, Redon, ni mai Peyrat

Son nòstres conselhers d'estat

Lo grand Mòti es comandant,

Magònat, son aida de camp,

Durene, verificator :

Obeissem los torn a torn.

 

Quora se present’un desbòrd

Corram-li, trabalhem, tots d’accòrd

Fasam vostiar nòstres bateus

Ne cranhem lo fec dau ceu

E provem qu’un bon Navetau

Sap totjorn afrontar los maus! 

 

Voir églament la transcription de R. Joudoux, dans l'article de J. Tintou, « Chez les ‘Ponticauds’ de Limoges. Des « bains Ringuet à la Vierge du Battoir », Lemouzi, n° 141 – janvier 1997, p. 48. 

 

Traduction :

Le vieux Naveteau  

Partons, partons tous mon garçon

Pour aller amasser les bûches

Travaillons fort cette saison

Conservons bien notre raison 

Car si nous buvions notre argent

Par mon âme après nous aurions du vent.

 

Bureau, Redon, ni même  Peyrat

Ne sont nos conseillers d'Etat

Le grand Motin est commandant,

Magonat, son aide de camp,

Durenne, vérificateur  :

Obéissons leur tour à tour.

 

Quand survient une inondation

Courrons-y, travaillons tous ensemble (bis)

Faisons virvolter nos bateaux

Nee craignons pas le feu du ciel

Et prouvons qu’un bon Naveteau

Sait toujours affronter les maux  !

 

 

4- Les naveteaux et ponticauds dans le roman de Roland Berland, Lo Lop seguia la nòça ( Le Loup suivait la noce ), Limoges, La Clau Lemosina, 1988.

Le roman de Roland Berland, est écrit en occitan limousin et nous commencerons par citer son plaidoyer pour la langue, extrait de son avant propos, rédigé en français.

« Comment peut-on aimer le Limousin, vanter les charmes de ses paysages, engager les autres à partir à sa découverte et, en même temps, renier sa langue, la rejeter dans l’indignité, alors que pendant des siècles elle a été la seule en usage dans ses campagnes, par les ruelles et sur les places de ses bourgs. Quelle tare porte-t-elle pour n’être aux yeux d’une grande partie des Limousins qu’un « patois » qui ne mérite pas d’être perpétué et qu’il vaut mieux laisser mourir dans un coin sans en parler, comme, autrefois  dans les familles, on cachait l’enfant taré ? », avant propos, p. 12-13.

L’action du roman, se situe vers 1860-1870, le cadre en est la campagne, mais aussi la ville de Limoges, et une place particulière s’y trouve faite aux naveteaux et ponticauds.

Très justement, l’auteur renvoie d’abord dans son avant propos (écrit en en français) aux ponticauds comme à des locuteurs limousins, parmi d’autres dans la grande ville ouvrière :

« … ils sont nombreux les limougeauds, qui parlent  limousin : les ponticauds d’abord, qui forment à eux seuls un micro-peuple moqueur et bagarreur qui rejette aussi bien le lourd et lent paysan que l’habitant de la ville haute (…) ; parlent aussi « patois » la plupart de tous ces ouvriers surtout porcelainiers qui ont encore la bouse de leurs « charrières » à leurs sabots, mais ne veulent plus la voir ; parlent également le limousin, tous ces vendeurs et vendeuses des rues qui viennent monnayer du lait, des lapins et des volailles, des légumes, mais eux ne sont pas des vrais limougeauds puisqu’ils habitent  des villages et communes d’alentour », avant-propos, p. 9.

– Dans le cours de la fiction, le personnage masculin principal, lo Piere, embauche dans une entreprise de flottage de bois. Nous reproduisons ici quelques pages qui décrivent très précisément ce travail et l’arrivée à Limoges par la Vienne, jusqu’au port du Naveix. Il évoque, à la fin de l’extrait, brièvement mais avec une grande exactitude, les bords de Vienne et le quartier des Ponts.

… un merchant de bois de Limòtges qu’era amic dau patron teulier li disset un jorn :

– Pitit, tu vas venir coma nos ; tu faras davalar lo bois e li far segre la Viena.

– Vai-l’i, am pas beucòp mestier de te, aura, aquí, disset le teulier.
          Lo Piere conhet son pauc de besunha e son chapeu neve dins ’na bòtja e eu seguet lo merchant e sa veitura d’ente despassavan doas lonjas picas ; a costat dau chavau, un grand galibard de Ponticaud los esperava.

– Charle, te veiquí un goiat, disset lo merchant. M’a estat dich que qu’es pas un fenhant ! Tu saubras me tornar dire.

          L’autre borret un grand còp dins l’eschina dau Piere e se meguet de rire sens bruch dins sas mostachas pus larjas que sa testa.

          Ilhs passeren ’na nuech dins ’n’auberja d’Eimostiers, mas lo goiat duermiguet mau dins un liech.

          L’endeman, ilhs ’neren sus lo bòrd de la Viena, a ’n endrech ente de las dietzenas de còrdas de bois eran empiladas sus las doas ribas. Daus paisans, jòunes e vielhs esperavan, poïats au long mangle de lor lancin. Ilhs eren venguts veire lo merchant e lo Charle, l’enser, a l’auberja per se far engatjar.

          Lo merchant mesuavo lo bois en nautor, en lonjor ; eu jurava perqu’eu trobava pas son compte d’abaus. Lo Charle, se, visava l’aiga qu’era nauta e colava redde. Quand lo merchant aguet bien visat que sa marca se vesia sus tots los bocins de bois, eu faguet sinhe au Charle que credet :

-        Anetz ! A l’aiga !

Flaucha ! Flaucha ! Los bocins de bois picavan la testa dins las aigas frejas e eren d’abòrd luenh. Pus bas, ente la ribiera colava pas tan redde, ’la ne’n siget tòst crubida.

          Quand lo darrier bocin aguet pres lo mesma chamin, lo merchant se’n anet. Los òmes mingeren un pauc de pan e de fromatge, bugueren dau citre e ilhs comenceren de segre las doas ribas per butir dins lo mieg lo bois enjagat jos las raiç daus vernhes o ben modelonat darreir los rochiers ; o ben plantat sus quauqua lenga de sable ente la ribiera s’eslarjava. Lo Charle visava que pen un bocin demoresse ; eu credava aus òmes d’en fàcia per lor dire ente n’i avia qu’ilhs podian pas veire. Lo Piere, se, siguia lo Charle ; l’aigolier li avia balhat un de sos dos lancins e eu fasia coma l’autres. Mas, coma eu era lo goiat dau Charle, qu’era se que portava dins un sac sus son eschina, en mai de quò seu, la besunha dau Ponticaud. Los païsans fasian mas segre las ribas e davalavan gaire dins l’aiga. Mas quand, dins los reddes, quauqu’un bocins de bois  se picavan entre los rochiers e que d’autres se modelavan darreir, en d’un ren de temps ’na montanha de barrons enjagats los uns dins los autres se levava en travers de las aigas que se metian a montar, a butir per passar, totas blanchas de colera.

          ’Na credada venguda de debas prevenia lo Charle, quasi totjorn a segre la coa de flotatge ; eu prenia lo còrrer :

          - Vaque, pitit, auves-tu ?[2]

Lo Charle montava sus los rochiers, passava dins l’aiga, montava quasi sus lo barratge que venia de mai en mai espes. D’un còp d’uelh eu vesia los bocins a ’pelar, quihls a butir, a far davalar, a far virar ; lo mangle de son lanci en plejava. Eu credava au Piere :

- Lo delai ! ’pela-lo ! ’pela, filh de garça ! Mai en çai ! Oc-es ! Fuec de Diu de fuec de Diu ! Lo dejos ! Non ! Aqui ! Butis ! Butis ! Auves-tu !

Tot d’un còp, lo bruch de l’aiga chamjava. La montanha de bois que l’aiga crebava de pertot, bujava, se uflava, montava, s’espartelava sus l’eschino nauta de la ribiera que deüflava d’un solet còp e entrainava tots los bois que se sacavan, fasian la poncha-porrada, se cavalavan e fugissian totjorn pus bas.

          Lo Charle risia.

- Qu’es bien, filhòu, Tu faras un bon aigolier !

          Ilhs toreren montar a la coa dau flotatge. Lo Charle expliquet a son goiat que tot queu bois, qu’era quasi tot per bruslar dins los forns per far cueire la porcelana dins las usinas de Limòtges ; que, a l’entrada de Limòtges, i avia un ramier de grands traus que lo ‘restava’ ; que los ponticauds dau Naves lo suertian de l’aiga per lo tornar empilar ; que chascun merchant avia sa marca ; mas que qu’era bien las darrieras annadas que quò se fasia perque de las usinas, aura, fasian venir dau charbon de terra per lo tren e ’chaptavan pus tant de bois ; de mai, dins quauquas annadas, qu’era quasi segur, un chamin de fer se ’nava far en segant la Viena e quò siria lo tren que menaria lo bois ; quò ’niria mai redde e um auria pas mestier de tornar far sechar lo bois.

          L’enser, ilhs ’riberen au prumier ramier, queu dau Chaslard ; eu era deibrit perque i avia pas de flotatge darreir lo debas, queu de l’Artija que, se, era barrat. Ilhs coigeren dins ’na granja dau meitadier dau chasteu.

          Au mandin, dins las ramadas de pluvia boirada de névia, ilhs contunheren a davalar. Daus còps, la ribiera sera cabonhada entre daus puegs que de gròssas peiras grisas crebavan lor peu magra de brujas e de janests ; aquí, l’aiga s’envirolava autorn de grands rochiers o ben se pausava au mai prund de gorgs negres. D’autres còps, la valada s’eslarjava sus daus fons de prats. Los òmes duvian gaulhar dins las molhieras e los polsons, eschaletar los sautadors. La ribiera se dondava dins daus molins a papier o a farina que i prenian l’aiga ; los moniers insuravan los aigoliers perque los barrons basissian lors grilhas e ’ribavan jusc’a la granda ròda de bois qu’ilhs sacacan e ’bismavan. Los bocins de bois se barjavan dins l’esclusa e folia segre dins l’aiga la cresta dau barratge per los butir jusc’au pas dau rei[3]. Lo Charle e lo Piere avian lors pantalons totjorn molhats e lors pes plens d’aiga.

          Tot dos aneren davant drebir lo ramier de l’Artija ; ilhs aurian pas mas degut lo dreibir quand la coa dau flotatge auria estada ’ribada. Mas lo Charle sabia que, per lo moment, i avia pas de bois que venia sus la Mauda. Lo ser, pendent que lo bois segia en ’nar vers Sent-Priech, ilhs se planteren au pont de Noblat. Lo merchant de bois los esperava. Eu païet los òmes qu’eu avia engatjats a Eimostiers e d’autres se lugeren per ’nar jusc’a Sent-Priech.

          - Visa quilhs dos, lai, auves-tu. Los fau pas laissar solets, auves-tu. T’a pas mai virat l’eschina, auves-tu, ilhs te viren lo bois de costat dins quauqua gòrça per lo tornar querre la nuech. Mas si los ’trape, auves-tu…

          Los dos, qu’era un jòune e son pair. Mas lo Piere era ’bracat. Apres ’ver minjat lo sopar, eu s’anet coijar sens auvir que los païsans qu’avian davalat coma se dempuei Eimostiers se batian coma daux Miauletons apres aver begut chapina sus tarcieras.

          Apres lo pont de Noblat, la Viena, pitit a pitit s’eslarjava ; mas i avia totjorn tan de molins a passar.

          Lo Charle, suvent, visava lo jòune paisan e son pair. Eu segia la mesma riba que ilhs. A d’un moment, ente la Viena virava, eu los viguet pus. Eu se raletet lo long de l’aiga per los veire, tots dos, que suertian redde dau bois de l’aiga e lo montavan cachar un pauc pus naut darreir daus argfuelhs, en bordura d’una chastanhiera. Ilhs tenian enguera daus barrons quand ilhs lo vigueren se ’prueimar. Eu credet :

-        Doas charònhas ! Tornatz-me queu bois dins l’aiga !

Mas los dos autres, que sabian ben qu’ilhs se farian taumar comenceren de s’ensauvar en montant dins la penta. Perque lo Charle, era pas un feble !

          - A, que vos torne pas veire, que vòstre cuòu vos bosinarà, segur !

          Lo jòune, que se cresia pro luenh, volguet far son malent :

          - Mon cuòu, visa-lo ! Aigolier, rat gaulhier ! Aigolier de merda !

          Eu avia davalat sas malinas e virava au Charle son cuòu tot blanc. Lo Ponticaud li balhet la corsa. L’autre, que volguet fugir avant d’aver ’chabat de montar sas malinas, s’entraupet e tombet. Lo temps qu’eu se tornesse levar, lo Charle era sus se, l’avia ’trapat au colet ; eu lo portet, emb sas malinas sus los talons jusc’au bòrd de l’aiga e, d’una butida, l’envoïet au mieg de la ribiera.

          - Netia-lo, ton cuòu de pitit merdos, cuòu foiros ! credava lo Charle.

          L’autre se manquet nejar cent còps avant de ’ribar a eschaletar l’autra riba e prener lo còrrer.

          La testa dau flotatge era darreir lo ramier de Sent-Priech avant la nuech, mas qu’era mas dins la mandinada de l’endeman que los darriers bocins l’i sigueren. Mas ’n autre flotatge avia ’chabat de ’ribar darreir lo ramier dau Taurion, doas oras pus tòst ; qu’era donc a se de passar lo prumier e lo Charle duguet esperar, per far passar lo seu, que l’autre siguessa tot plantat au grand ramier dau Naves e tot suertit de l’aiga. Eu laisset donc lo Piere a Sent-Priech per gardar lo bois e anet a Limòtges. Eu tornet tres jorns pus tard coma los Ponticauds que menarian lo flotatge de Sent-Priech au Naves, lo ramier de la Viena siguet donc dreibit e lo bois comencet la darriera partida de son voiatge.

          Lo Piere faguet coneissença coma los Ponticauds. Qu’era daus òmes que credevan suvent, risian fòrt, s’insurtavan entre ihls oer rire mai per de vrai ; mas si quauqu’un mai insurtava un de ilhs, eu era segur de los trobar tots autorn de se per lo ’trapar per son fons de malinas e lo fotre dins l’aiga coma lo Charle avia fach dau jòune païsan.

          Qu’es a la fin d’un apres-marende d’ivern que lo Piere, que seguia l’aiga a man gaucha, viguet, per la prumiera vetz, la granda vila. Ilhs avian passat lo Palais ; la Viena s’eslarjava entre los bons prats que montavan doçament a drecha, mai pentos a gaucha. Lai-bas, un modelon de maisons se calhavan , una sus l’autra, se taponavan jusc’au pe de la catedrala que semblava las coar ; son long cou levat coma un det vers lo ciau bonhava dins las fumadas bleuias que suertian de totas las chaminadas. A mesura qu’eu se ’prueimet, eu viguet mielhs un bocin de terra que mianava l’aiga au mitan de la Viena ; pus luenh, l’aiga era crubida dau bois de lor flotatge retengut darreir las chabras dau ramier que fasia coma un grand rasteu picat de biais dins l’aiga. Davant queu grand pinhe, los larges bateus plats daux Navetauds que dos òmes charjavan dau bois qu’ilhs ’massavan dins l’aiga ; d’autres, charjats a plens bòrds, s’anavan plaçar los long de la riba drecha ente ’n’armada d’obriers los decharjavan dau temps que, dins las grandas charretas a quatre ròdas, ’taladas de dos o tres chavaus, d’autres ne’n tornavan charjar. Quò se credava d’un bateu a l’autre, d’entre quelas muralhas de còrdas de bois, d’un bòrd de la Viena a l’autre. Lo Piere penset a de las fermics sus lor fermigier e eu viset si n’i avia pas que marchavan sus las teuladas autorn de la catedrala. Eu avia pas jamai vist tan de monde trabalhar a la vetz. Quant eu siguet arribat sus lo vielh pont, eu l’i se plantet. Pus luenh, a man gaucha, un pont nuòu, en tres sauts, passava naut au dessus de la ribiera. Tot lo long de l’aiga, ’n’armada de dietzenas e de dietzenas de lavairitz alinhadas, a janolhs dins lors bachons, sabonavan, fretavan, borravan emb lors masujas, remudavan linçòus, linge e pelhas dins lo fiau de l’aiga blanchinarda. D’autras, en pauc en arrier, sus quatre o cinc renjadas de còrdas tendudas, dau linge sechava ; n’i en avia tot lo long de la ribiera, jusc’a la darriera archa dau pont nuòu. Quauques pas pus naut, las maisons emb lors teuladas de bingois se butissian per mielhs auvir las pestelarias de totas las lavairitz. Pen ’na portava de chapeu coma las femnas de la campanha, mas totas avian la testa envirolada dins un pelhon.

          En fàcia, de l’autre costat de l’aiga, las maisons las mai debas avian quasi los pes dins l’aiga e ’la se crampissian per l’i se pas far fotre per totas quelas que las butissian dins l’eschina, ’massadas sus la penta jusc’a la catedrala enjucada sus sas muralhas, coma per se desentraupa dau tap de teuladas e de graniers que volian grimpar d’apres.

          Lo Piere ’chabet de traucar sus lo vielh pont au mieg de tant de monde qu’eu se damandava si qu’era as jorn de feira.

.…

édition citée, p. 47-52.

***

5- Un poème d'Edouard Michaud : Trains de Bois

 

Trains de bois

 

Ce n’est plus maintenant qu’un souvenir hélas !

Tant l’homme marche vite et tant l’heure s’épuise,

Et je les vois encor déferler sur l’eau grise

Contre la berge basse et les longs bateaux plats.

 

Ils arrivaient des tucs lointains plantés de chênes

Où la forêt fait suite à d’indigents pâtis,

Semblables, se heurtant en de sourds cliquetis,

Aux chaînons mal soudés d’une géante chaîne.

 

Vers le pont Saint-Étienne au sextuple éperon,

Un barrage dressait, taillé de main rustique,

Trois fûts d’arbres pareils, renflés et fantastiques

Et vivants presque avec leur mousse en chaperon.

 

C’est là que se brisait le train vaste, tumulte

Moins actif par degrés, les bûches se casant ;

Et pour peu qu’au déclin le soleil fut en sang

Et qu’au vent persistât une hivernale insulte

 

On croyait, à fixer les bûches, assister,

Quand la corolle est proche et que l’avril commence,

Et bien qu’on fut alors aux premiers jours d’été,

Au spectacle craquant de la débâcle immense.

 

Terre Limousine, Paris, Figuière, 1912, p. 10.



[1] A-ei-tu, abréviation de « Ovei-tu », particulière aux  ponticauds (note de Jules Tintou : Auves-tu ? en graphie classique, signifie "entends-tu ?"). 

[2] Les Ponticauds prononcent « o’ei-tu ? » (note de l’auteur, mais voir la note précédente)

[3] Pas du Roy ou Pas le Roy : abaissement sur une certaine longueur de la crête d’un barrage pour faciliter le passage des bois flottés. Peut-être ce nom vient-il de ce que cet abaissement était imposé par l’administration royale (note de l’auteur).

 

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bibliographie

 

 

1- Henri Ducourtieux, L’Abbessaille et le Naveix

2- Jules Tintou,  Une journée avec les Naveteaux

3- J.-B. Tarnaud: Lou viei Naveteau

4- Roland Berland: lo loup seguiá la nòça

5- Un poème d'Edouard Michaud: Trains de Bois

 

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