Anecdotes de la légende ponticaude

 

Nous publions deux articles signés André Dexet (alias Panazô), parus dans l’Écho du centre, les 20 et 21 février 1951. Ils sont riches d’information sur la langue et la vie quotidienne. L’auteur a notamment pu parler, encore à cette date, avec un vieil ami qui avait connu le flottage. Il y rappelle aussi, entre autres choses, que le Limousin était au début du siècle la langue parlé par tous les habitants du quartier, et que les parents l’enseignait encore sans vergogne à leurs enfants, situation inconnue de nos informateurs aujourd’hui, même les plus âgés.

Nous pouvons surtout constater qu’il y a plus de 55 ans déjà on considérait les ponticauds « authentiques » comme appartenant au passé. Autrement dit, la légende était née…

Les illustrations on été ajoutées par nos soins

 

20 février 1951

 

Avec les derniers et authentiques « Ponticauds »

 

         Il s’en est succédé, des générations de Ponticauds depuis « Lemovice » !…

         Et sous le pont Saint-Etienne, en a-t-il coulé de l’eau de la Vienne !

         Mais les Ponticauds sont encore là… Le pont aussi d’ailleurs. Il n’en reste plus beaucoup d’authentiques et, il faut bien le dire, Limoges sans ses Ponticauds ne sera plus Limoges ! Leurs traditions sont tenaces, solides, éternelles comme le pont lui-même.

         Je vais essayer de vous décrire ce qu’il en reste ou ce qu’il en restait il y a 50 ans et faire revivre les souvenirs d’un authentique habitant de ce quartier dont l’originalité restera dans l’histoire.

 

« Lous graveichers »

 

         Un de mes amis ponticauds m’expliquait, un tantinet nostalgique :

- J’ai connu les derniers « dérateurs », c’est-à-dire ceux qui avaient pour tâche de surveiller le flottage des bois dans la Vienne. Ils suivaient dans leur course les rondins ou quartiers venant de la région d’Eymoutiers et destinés au chauffage des fours de porcelaine. Armés d’une perche, ils contrôlaient un parcours déterminé et repoussaient vers le courant le bois qui s’accrochait aux rives.

         Les derniers survivants de cette profession avaient droit aux « canards ». On appelait « canard » le bois qui coulait au fond de la rivière. En plus de cette occupation peu rentable, ils se livraient à la pêche. On les appelaient alors « Lous Graveïchers ».

         Les professions dominantes dans le quartier étaient « l’arrachage » du sable et l’empilage du bois (ce dernier travail s’effectuait dans les usines de porcelaine).

         Le chômage sévissait, et les nombreux porcelainiers du quartier devaient revenir à leur Vienne pour vivre ou tout au moins les aider à vivre.

 

« La Mentalité »

 

         Vers le début du siècle, le Pont, le Naveix, le Masgoulet, une partie du Sablard et le Clos Sainte-Marie étaient encore habités par de vieilles familles ouvrières qui avaient entre elles des liens de parenté de près ou de loin. A défaut de parenté, c’était la familiarité et une mentalité toute particulière qui régissaient leurs rapports.

         S’il fallait un exemple, il suffirait de rappeler qu’un enterrement « du Pont » étaient  reconnu par tous les Limougeauds par le nombre d’amis et par la foule imposante qui accompagnait les défunts jusqu’à Loyat.

         Les Ponticauds avaient tous des surnoms : c’étaient le grand Nini, le vieux père Tonton, la Mimi, etc., etc…

         Il en reste encore quelques uns qui, continuant la bonne tradition, se réunissent en des lieux bien à eux pour fêter les grands jours et, à l’instar de leurs aînés, leur petite réunion familiale se prolonge tard dans la nuit, accompagnée de vieilles chansons propres aux Ponticauds.

         Il faut aussi rappeler que le patois était le langage courant. On parlait un patois spécial, agrémenté d’un accent particulier, et les parents l’enseignaient aux enfants.

         Ces derniers fréquentaient les bords de l’eau autant que les bancs de l’école, et les traditions des « ravageurs » ne manquaient pas de se répercuter sur leurs divertissements buissonniers. La glu, les pièges et les lignes voisinaient avec les livres et les cahiers dans la carnassière. Il ne faut pas cacher non plus que les mordus de la braconne emmenaient parfois les enfants afin de leur aider à pousser le « comte » moyennant la promesse d’une petite rétribution. Mais, comme me l’a dit mon ami, la promesse était rarement tenue : elle était souvent remplacée par ces mots : « Sauvo-té vité et ne dijo ré, sans co io diraï à to maï ! »[1]

         Nous ne pourrions passer sans parler des blanchisseuses. Leur réputation est légendaire. Leur vaillance, leur ténacité au travail étaient accompagnées d’une verve gouailleuse qui était connue de tous. Tous ceux qui les ont approché reconnaissent aussi leur bon cœur et leur esprit de solidarité.

 

La Flotte du port du Naveix

         La pêche a toujours été la passion favorite des riverains, et les Ponticauds s’y sont révélés des  maîtres.

         Nous parlerons des « battues » qui étaient préparées le jour et qui se déroulaient la nuit, à la barbe des gardes et des gendarmes.. Une dizaine de barques partaient en bataille dans le calme d’une nuit tranquille. Quatre ou cinq bateaux tenaient le front pendant que les autres faisaient un mouvement circulaire en partant des rives et fermaient  la boucle dans laquelle le poisson ne pouvait échapper aux fameux filets de nos hommes.

         Et la friture, cette fameuse friture qui a toujours été le meilleur des cadeaux que puisse offrir un Ponticauds à ses amis, elle en coûtait des peines et des déboires !

         Il faut dire aussi que la « battue » projetée n’était pas toujours effectuée suivant le plan prévu. Non pas que les gendarmes soient un sérieux obstacle, mais elle pouvait permettre l’excuse ou l’alibi d’une petite bombance dans l’un des petits caboulots où nos « ravageurs » se retrouvaient jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Les femmes devaient écouter le matin l’explication de la « friture manquée ». Elles écoutaient… et croyaient toujours… le motif invoqué !

         Cette flottille de barques avait son port d’attache : Le Naveix. Elle avait aussi son amiral : L’Amiral Coque-en-bois.

         Une chanson fort populaire avait mimé son autorité et son prestige.

André Dexet (à suivre)

Une barque plate avec conte et épervier

carte postale, coll. J.-P. Della Giacomo

21 février 1951

 

Avec les derniers « Ponticauds »

 

Si tu seï dau pount, passo !…

Et voici quelques anecdotes qui sont déjà entrées dans la riche légende de nos Ponticauds :

Soir de Naufrage

Le pré des Longes était un lieu agréable, offrant une verte pelouse dans le cadre pittoresque et reposant des bords de l’eau.

         Un peu en amont du point Saint-Étienne, sur la rive gauche, ce coin charmant était le lieu de rendez-vous des porcelainiers qui venaient y passer le dimanche.

         Ils emmenaient la famille et emportaient le repas pour la journée. Le matin, certains d’entre eux travaillaient aux jardins qu’ils louaient dans les parages.

         Un certain soir d’été, deux de nos porcelainiers s’étaient attardés plus que de coutume. Il faisait nuit noire et la lune avait commencé sa ronde. Il faut dire que le retour en barque était assez bruyant, peut-être un peu mouvementé par l’effet de quelques litres supplémentaires. Nos deux hommes ramenaient un petit chargement de légumes.

         La barque chavira.

         L’amiral Coque-en-Bois était à son poste sur la barque de sauvetage, prêt à parer toute éventualité. Il entendit des appels au secours et s’élança afin de sauver nos deux porcelainiers en détresse.

         Arrivant sur les lieux du naufrage, il n’aperçut plus une seule trace ni de nos hommes, ni de la barque. Seules, deux masses luisantes ayant un peu la forme d’un crâne humain allaient à la dérive.

         L’embarcation de sauvetage eut vite fait de s’y diriger.

         Le moment était pathétique, tragique… Deux vies humaines étaient en péril !

         Il faut dire que, de la rive, un fort groupe de Ponticauds suivaient, retenant leur haleine, les péripéties du drame.

         L’amiral eut un cri triomphant : «  Co l’y est, lous ténés. »[2]

         Il aborda enfin et, au fond de la barque, on put voir deux superbes « pommes » de choux !

         Tant qu’à nos « noyés », il y avait belle lurette qu’ils étaient sortis de l’eau et commençaient à sécher leurs vêtements au « bistrot » hospitalier.

         L’amiral avait encore fait un coup d’éclat !

Les lavandières

         Les blanchisseuses de la rive droite avaient leur centre d’activité près du Pont-Neuf. Il faut dire aussi que les pierres de nos lavandières s’étalaient sur les deux rives sur une assez longue étendue. On ne sait trop pourquoi on les avait surnommées les « tatas ».

         Elles avaient, nous l’avons dit, une réputation légendaire de travailleurs irréprochables, mais avaient aussi la langue bien pendue.

         Les conversations bruyantes accompagnaient les bruits de battoirs. Les discussions s’engageaient d’une rive à l’autre, et il fallait de la voix pour converser. Elles ne mentaient jamais, mais, avouons-le, elles déformaient un peu la vérité.

         Un jour, une brave vieille du Clos Sainte-Marie tomba malade. Les lavandières demandaient de ses nouvelles et les commentaient. Elles apprirent un matin que l’état de leur amie s’était aggravé. La nouvelle partit du Pont-Neuf et remonta les deux rives.

         Et voici des bribes du dialogue :

Au Pont-Neuf – Lo « Millou » ne vai pas mie ! [3]

Entre les deux ponts. – Lo « Millou » est chabado ! [4]

Au pont Saint-Etienne. – L’oyo bé prou souffert ! [5]

Un peu plus haut. – Lo ne s’interroro ma divendreï. [6]

Et enfin au bout de la lignée.

– Né sabé pas s’à la onzé houras pourraï nâ à l’interramin ! [7]

         La brave vieille vécut encore deux ans.

**

         Il faut avouer que nos ponticauds avaient l’esprit empreint de moquerie.

         Il était d’usage de jouer les tours les plus fantaisistes à tous ceux qui voulaient bien s’y laisser prendre.

         On raconte en effet qu’un de nos villageois d’Aixe-sur-Vienne en fit un jour les frais.

         Il se promena d’une porte à l’autre, un dimanche matin, avec son attelage, un tombereau de betteraves qui lui avait été commandé « per lou lapins daus Pounticauds »[8]. Il repartit ainsi sans jamais avoir découvert le destinataire ou l’entrepositaire de son lourd chargement.

**

Et voici enfin celle qui arriva à « Marsau dau Pount [9] » :

         Marsau avait une tante. Il allait souvent lui rendre visite, ne serait-ce que pour rapporter de chez « lo tota[10] » un précieux ravitaillement : œufs, volailles ou morceau de salé.

         Il pensa un jour qu’il vaudrait mieux emporter une poule de chez « lo Tota », ce qui lui éviterait de revenir si souvent pour la provision d’œufs frais. La tante accepta sous la promesse que sa poule soit nourrie par Marsau à l’herbe fraîche, etc., etc…

         Quelques mois passèrent. Mais « Marsau » enviait un peu la belle poule qui pouvait faire une bonne soupe. Il s’y décida et, las de la nourrir, il en fit un bon pot-au-feu.

         Quelque temps après, il dut revenir chez la « Tota » et fut obligé de réclamer une douzaine d’œufs.

         Comme la tante lui demandait des nouvelles de la bonne poule qu’il avait promis de si bien nourrir, il lui déclara sans rire :

         Chabo-té i aï étâ obligea de lo tua, to charougno, lo né pougnio ma in yô per jour ! [11]  

Blanchisseuses en amont du pont Saint-tienne, rive droite 

coll. J.-P. Della Giacomo

« Si tu sei dau pount »

         Les Ponticauds ont toujours considéré le pont et le quartier comme leur chose à eux seuls. Et s’ils recevaient un ami, c’était en quelque sorte un privilège accordé !

         Il n’en repartait d’ailleurs qu’après avoir goûté aux meilleurs choses offertes et en emportant le plus beau des cadeaux : la friture.

         La vieille expression : « Si tu seï dau pount, passo ! Si tu seï pas dau pount, à l’aïgo ! »[12], trouve son origine dans cet amour jaloux pour leur quartier, avec ses coutumes et toutes ses traditions.

         Des ministres, de hautes personnalités ont cru devoir venir à Limoges. Les ponticauds les ont toujours bien accueillis, mais il faut noter une dernière anecdote concernant la venue de Poincarré en notre ville.

         Ils firent éditer une carte postale indiquant en légende :

         « Au neï pas dau pount, ma laïsso lu passa per queta vê ; què cè qui appelin nôtré presidint ! »[13]

A. D.

coll. J.-P. Della Giacomo


[1] « Sauva te viste e ne’n dija ren, sens ‘quò io dirai a ta mair » : « Sauve-toi vite et ne dis rien, sinon je le dirai à ta mère ! »
[2] «  ‘Quò l’i es, los tene » : « ça y est, je les tiens ».
[3] « La Milon ne vai pas mielhs » : « La Millou ne va pas mieux ».
[4] « La Milon es chabada » : « La Millou est perdue ».
[5] « L’aia ben pro sofert » : « Elle a bien assez souffert ».
[6] « La ne s’interrarà mas divendres » : « On l’enterrera seulement vendredi »
[7] « Ne sabe pas s’a la onze oras porrai ’nar a l’enterrament » : « Je sais pas si à onze heures je vais pouvoir aller à l’enterrement ».
[8] Per los lapins daus Ponticauds : « Pour les lapins des Ponticauds »
[9] Marsau dau Pont.  Paru en occitan dans le Journal de Panazô, n° 1, décembre 1957. Sur ce site.
[10] La tatà
[11] « ’Chaba te i  ai estat oblijat de la tuar, ta charonha, ‘la ne poniá mas un uòu per jorn » : « Figure-toi que j’ai été obligé de la tuer, ta charogne, elle ne pondait qu’un seul œuf par jour »

[12] « Si tu ses daus ponts,  passa, si tu ses pas daus ponts, a l’aiga » : « Si tu es des ponts, passe ! Si tu n’es pas des ponts, à l’eau ! »

[13] « Eu n’es pas daus ponts, mas laissa lo passar per questa vetz ; qu’es se qu’ilhs appelen nòstre president » : « Il n’est pas des ponts, mais laisse-le passer pour cette fois ; c’est lui qu’ils appellent notre président ». En fait, on trouve écrit sous cette carte, une inscription plus claire : « O n’ai pas dò pount, ma laissant lu possa tout parié, qué nautré Présidain », c’est-à-dire en graphie normalisée : « Eu n’es pas daus ponts, mas laissam lo passar tot parièr, qu’es nòstre president » (voir image jointe).

 

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