Entretien avec Pierre Jeammot

réalisé par Jean-Pierre Cavaillé, le 21 août 2007 à Limoges, quartier de La Bastide

 (Pierre Jeammot, fils de Léon et de Catherine Jeammot, qui tenait le café de la Crotte de Poule au port du Naveix, est né en 1932)

La Crotte de Poule et les maisons avoisinantes avant guerre. Archives Municipales de Limoges

 

Jean-Pierre Cavaillé – Vous êtes donc l’un des enfants de Mr et Mme Jeammot, propriétaires de la fameuse Crotte de Poule, ce café et ce restaurant encore dans la mémoire de tous les limougeauds.

Pierre Jeammot – C’était connu, très connu [la Crotte de Poule], à Limoges et même loin. Il y a même des gens de l’étranger qui connaissaient la Crotte de Poule. Et oui, avec la débâcle, en 41, il y a beaucoup de gens qui avaient demeuré – ça couchait où ça pouvait, dans les greniers, dans le foin, tout ça… La journée ma mère faisait à manger. A cette époque, il y avait des soldats rapatriés, qui étaient bouchers, tous, et qui travaillaient à l’abattoir et qui fournissaient la viande, ce qui fait que ma mère faisait à manger pour tout ce monde-là. Alors il y a des gens qui après sont repassés, il y a même eu des Alsaciens – le fils s’appelait Hans – qui étaient revenus après la guerre, le père était capitaine dans l’armée allemande.

J-P C – La Crotte de Poule était un café et un restaurant qui était fréquenté par les ponticauds, mais aussi par les gens de la ville, qui descendaient…

P J – Même du gratin de la ville : des avocats, des gens comme ça, qui descendaient manger la friture… A cette époque, il n’y avait pas beaucoup de voitures, alors ils descendaient en bas, ils étaient tranquilles… Et ils savaient que les femmes reviendraient pas les trouver, ça faisait trop loin…

J-P C – C’était quand même très populaire : ils venaient un peu s’encanailler, là…

P J – C’était très populaire, c’était des ouvriers, c’était des gens que, malgré que l’on dise qu’ils étaient braconniers, travaillaient, vivaient de la pêche certains, du sable… et l’hiver qu’ils pouvaient pas aller tirer de sable parce que la Vienne était haute, on les retrouvait dans les fours à porcelaine.

J-P C – Ceux que l’on appelle les ravageurs faisaient donc plusieurs métiers ?

P J – Oui, la pêche ne leur aurait pas… Ils tiraient presque tous du sable dans la Vienne, qu’ils revendaient à… à cette époque les rues de Limoges étaient pavées et elles étaient pavées avec du sable et lorsqu’il y avait des orages, le sable foutait le camp et il redescendait dans la Vienne. Et ce sable était très bon paraît-il pour faire les crépis et meilleur que le sable de carrière.

J-P C – Et ils le chargeaient dans leurs bateaux plats.

P J – Oui, moi-même j’en ai tiré, mon frère Claude en a fait aussi, et bien souvent quand on arrivait de l’école – on parle des jeunes tout à l’heure qui trouvent le travail dur, mais le père avait été faire son bateau de sable avant d’aller travailler le matin et nous, lorsqu’on arrivait, on descendait le lui charger, c’est-à-dire qu’on déchargeait un mètre cube de sable, c’est douze cent kilos… Mais c’était pas tous les jours.

J-P C – Ils trouvaient donc du travail temporaire dans les usines ?

P J – Oui dans la porcelaine, dans la chaussure, mais dès que le soleil repointait, fuittttt. La plupart, hein, c’était pas tous…

J-P C – Ils étaient nombreux, ou c’était un petit groupe ?

P J – C’était par quartier. Dans le quartier, ils étaient bien une trentaine…

J-P C – Seulement dans votre quartier : donc ça faisait beaucoup de monde sur la rivière quand il faisait beau ?

P J – Ah oui, et les blanchisseuses ?!

J-P C – Qui étaient souvent leurs femmes ?

P J – Oui, c’était des femmes qui étaient dures au travail. Alors elles, elles lavaient le linge dans la Vienne été comme hiver. C’était pas de tout repos… elles avaient chacune leur pierre à laver. Nous, étant gosses, on adorait aller sur ces pierres et les faire secouer, mais quand elles arrivaient, on avait des petits mots d’oiseaux.

J-P C – Elles parlaient plutôt patois, non ? Et c’était un langage un peu cru ?

P J – Cru et… un peu particulier. Il y en a une qui cherchait ses gosses une fois, qui les appelait – c’était des familles nombreuses : « ente se vos ? banda de bastards de cures ! »[1] Entre elles des fois, ça chauffait !

J-P C – Tout le monde dit qu’elles se disputaient, mais pourquoi elles se disputaient ?

P J – Comme ça, parce qu’il y avait besoin de s’occuper. Mais ça durait pas, hé, le lendemain, c’était revenu copain..

Moi, j’en ai un très bon souvenir de mes Ponts. Ça, quand il a fallu partir d’en bas, on a été tous.. exilés comme on dit… moi je suis monté habiter à La Bastide, d’autres sont partis de l’autre côté, vers chez Legrand, la haut, d’autres à Beaublanc.

J-P C – En quelle année la Crotte de Poule et les maisons autour ont été détruites ?

P J – Je sais pas si c’est pas en 66…

J-P C – Et le café a tourné jusqu’à cette date ?

P J – ça tournait, mais au ralenti… mes parents avaient été obligés de déménager… Moi j’habitais à côté… Le matin, je passais, j’ouvrais les fenêtres… C’était ouvert pour dire que c’était ouvert, mais ça tournait pas comme ça avait tourné… Quand ma mère a quitté carrément, c’était convenu avec le maire qu’ils démolissait aussitôt.

J-P C – Les gens ont protesté, ou ont accepté ?

P J – On était bien obligé de l’accepter. C’était un cas de force majeure, ils avaient déclaré ça insalubre et dangereux… il y avait pas de solution. On aurait été expulsés et puis c’est tout…

J-P C – Et les clients ont dû regretter…

P J – C’était toute une péripétie qui s’en allait… il y avait le poste d’EDF à côté qui existe encore, aux Casseaux… alors les gars quand ils passaient, très vite ils s’en jetaient un petit demi.

J-P C – Quand ils sortaient du travail ?

P J – Quand ils descendaient des Casseaux à la thermique. Une pose express…

J-P C – Les gens venaient manger de la friture le soir, ou à midi ?

P J – Surtout le dimanche après midi.

J-P C – Parce que les gens mangeaient dehors aussi ?

P J – Non. L’été il y avait une terrasse qui avait été faite par un oncle de ma famille qui était du bâtiment… C’était fermé avec des planches de porcelaine…  Il n’y a que sur la rue que c’était ouvert… mais c’était en hauteur, ça représentait un premier étage, quoi…

J-P C – Donc on avait une vue, là, sur la Vienne.

P J – Oui, oui. Les gens venaient pour la friture. Après ce sont les boules qui s’y sont mises… ça été les parties de boules. Ça serait été filmé, il y aurait un feuilleton, comme dans Vivre la vie[2], là, tout à l’heure. Il y a eu des scènes, vraiment… faut l’avoir vu pour pouvoir se l’imaginer…

J-P C – C’est-à-dire ? Des scènes de ménage ?

P J – Non, non, non, des tours qu’ils pouvaient se jouer. Une fois qu’ils étaient un peu chauds, un peu allumés comme on disait, fallait voir les tours qui se passaient entre eux, les blagues qu’ils se faisaient.

J-P C – On y dansait aussi ?

P J – Non, non, jamais.

J-P C – On y mangeait quoi d’autres ?

P J – Des omelettes aux gardèches, les « tafouès » qu’on appelait ça. Ils servaient aussi du goujon et de la petite ablette… c’était recherché. Mais dans les gros poissons, non, ça se vendait pas, ça.

J-P C – Vous étiez pêcheurs, ou vous achetiez le poisson ?

P J – On a tous été pêcheurs, un peu, plus ou moins, mais j’avais un père qui était calme mais dégourdi… tous les soirs il allait vider son seau, soi-disant, son seau hygiénique, et dedans il y avait l’épervier, et flac, un coup, dans le Jules, comme on disait, et il remontait, fier comme Artaban.

Il y avait des battues aussi qui se faisaient, souvent.

J-P C – Ça, vous l’avez connu ?

P J – Oui. Il y en a même eu une célèbre. C’était juste après la guerre. Il étaient revenus, il y avait une pleine lessiveuse de poisson et il y en a un qui avait un gros poisson dans son carnier. Des flics sont venus. Et mon frère aîné, qui n’était pas manchot, les a empêché d’entrer, il leur a dit : « montrez-moi vos papiers ». Il leur a dit : « Moi je suis chez nous, vous ne rentrerez pas ». Et tant que le brigadier n’a pas montré ses papiers, ils ne sont pas rentrés. « Qu’est-ce que vous faites ? D’où venez-vous ? » Et ils lui répondent tous : « On vient du cinéma » et l’autre avec son poisson dans son carnier qui donnait des coups de queue et forcément ils étaient trempes comme des rats. Ça leur avait coûté à l’époque 50 francs d’amende, c’était encore des billets américains, des billets bleus qu’on appelait. Et à ma mère, ça lui avait coûté 100 francs. Et oui, il était plus de minuit ; elle aurait dû être fermée. Alors là, ils ont entendu des noms d’oiseaux eux, les flics ! C’était juste après la guerre, il fallait pas les chatouiller en bas… Mon frère aîné avait fait les Forces de l’intérieur pendant toute la guerre, il transportait les armes et tout ça… et ç’a été un champion de lutte aussi, il était très costaud, mon frère.

J-P C – Pour en revenir à la battue, c’était une battue de nuit, même la nuit on pouvait organiser une battue sur la Vienne ?

P J – Au contraire !

J-P C – Je n’ai jamais trouvé de photo de ces battues en cercle…

P J – Parce que c’était interdit, même avec les mailles réglementaires.

J-P C – Et c’était une pratique très ancienne ?

P J – Je l’ai toujours connu… surtout après un orage… ils étaient vite rassemblés… le mot était vite passé… et la nuit, parce que le jour ça se voyait trop… Après l’orage ça a pu se faire parfois le jour, mais c’était surtout la nuit… d’abord parce que le poisson ne voyait pas – parce que ça voit clair un poisson –, et il fallait pas faire de bruit avec les contes qu’on appelait pour pousser le bateau, il fallait surtout pas le faire taper après le bateau, parce que dans l’eau ça faisait des ondes, et là ils mettaient ça dans le vivier du bateau et puis ils rentraient et s’arrangeaient entre eux.

J-P C – Pour le restaurant, vous leur en achetiez.

P J – Bien sûr. De l’autre côté de la Vienne, il y avait le Poisson Soleil, qui est disparu aussi. Mon père avait un jardin juste un peu plus haut que chez lui, la haut, et comme c’était de très fins jardiniers, ils avaient vite posé la pelle à bêcher après-midi, et puis ils allaient boire un coup au poisson soleil et ça se terminait en chansons et depuis chez nous, de l’autre côté de la Vienne, ma mère disait – la pauvre femme – « entend-le encore ! et il me dira qu’il est fatigué ! » Elle l’entendait chanter ! Il chantait très bien mon père… et il aurait chanté pendant huit jours, jamais ils vous aurait chanté la même !

J-P C – Il chantait des chansons populaires ?

P J – Des chansons populaires… des chansons de… ce qu’on appelle la belle chanson…

J-P C – Comme La Vienne ?

P J – Oui, La Vienne. C’était une chanson qu’il chantait tous les ans, pour la fête des Ponts pour notre maire, monsieur Betoulle…

J-P C – Oui, il y a un couplet qui est méchant contre Betoulle…

P J – Ma mère disait : « ça y est, il y est arrivé… on peut pas l’empêcher… » Ah c’était plus fort que lui [il chante] : «  Mais parfois, chose triste,/ Des arrivistes/ Quittent les Ponts…[3] »

Mon père s’était instruit… d’abord à l’école, il apprenait très bien, mais il s’était surtout instruit avec le père Goujaud. Le père Goujaud habitait au port du Naveix dans la maison carrée à côté de la Crotte de Poule, et pour les gosses qui voulaient apprendre, comme ça, il leur donnait des leçons… sur l’histoire, sur la géographie… je suis sûr que mon père en savait plus sur l’histoire que ceux qui sortent du bac maintenant… c’est des cours qu’il donnait gratuitement chez lui… et il leur prêtait des livres instructifs… Et puis c’est bien marqué sur sa tombe : « L’ami du peuple », c’est bien la vérité ça, d’après ce que j’ai entendu dire.

P J – Je travaillais dans la porcelaine, aux Casseaux, à GDA, à Royal Limoges, maintenant. J’y ai passé toute ma… Il y en avait qui travaillaient avec moi, qui connaissaient tout le monde dans la famille, ils ne m’appelaient que « Crottou ». Il y avait le père Crotte, la mère Crotte et les petits Crottous… c’était pas dit méchamment.

Autrement pour s’amuser, ils en ont fait : ils savaient s’amuser avec rien du tout, avec rien, ça partait et puis hop !

J-P C – Et puis, ils chantaient, non ?

P J – Oui, oui, oui, tout le monde poussait ça chanson, et allez…

J-P C – Qu’y avait-il comme chanson ? La Valse à Bousta par exemple ?

P J – C’était les Marins du Clos, elle se chantait pas… elle se chantait de l’autre côté…

J-P C – Il y en avait en patois ?

P J – Il y en avait, mon père en connaissait de très belles…Coneissetz vos, coneissetz vos, delaï de l’aiga, la bela que fa mon torment[4]

J-P C – Vos parents parlaient le patois, et votre génération ?

P J – Moins, moins, beaucoup moins… Moi je le comprends et je le parlais aussi, puisque je suis parti de chez mes parents à quatorze mois, parce que j’ai quatorze mois d’écart avec ma sœur et c’est une tante qui m’a élevé et un oncle, c’est-à-dire un frère à mon  grand-père, qui n’avait pas d’enfants… ils m’avaient pris et j’y suis resté jusque pendant la guerre quand même…

J-P C – C’était à la campagne peut-être ?

P J – Non au Pont-Neuf… mais enfin je descendais plusieurs fois dans la semaine voir mes parents. Et j’allais justement beaucoup après Solignac à Vialabon : Villebon… ma tante avait sa mère qui habitait là haut, alors les dimanches c’était là-bas.

C’est un patois un peu spécial, le patois des Ponts, un patois traînard, un patois mélangé de mots d’argots français. Il y avait beaucoup de gens qui venaient de la campagne et qui se sont installés là pour venir travailler en ville, alors ça parlait tout patois.

J-P C – Avez-vous entendu parler du flottage du bois ?

P J – J’en ai entendu parler par mon père, qui avait connu les chèvres qu’on appelait, qui étaient en travers de la Vienne… Il était de 98.

J-P C – De votre époque aux Ponts, vous avez un bon souvenir ?

P J – Oh la la ! Il n’y avait pas le rond à l’époque, et les gens étaient heureux, étaient solidaires. Deux blanchisseuses qui venaient de s’engueuler, une accouchait dans la nuit, et ben l’autre était là dans la maison pour l’aider. Pour récupérer les gosses : fittttt, c’était trié, c’était parti…Il y avait beaucoup d’entraide…

J-P C – Pour les funérailles aussi ?

P J – Ah, mais, un enterrement des Ponts se reconnaissait…

J-P C – A quoi ?

P J – Au monde qu’il y avait… on montait à pied au cimetière à cette époque, on suivait la voiture électrique… ça faisait une tirée… et après, c’était le casse-croûte… même les enterrements d’usine… « c’était un bon copain, qu’est-ce qu’on lui fait ? – Oh ben y a qu’à lui faire un première classe, allez… ça voulait dire un casse-croûte et après c’était les chansons, puis ça durait comme ça. D’abord, ils ne se faisaient pas le matin en général… parce que la journée était foutue … c’était l’après-midi et l’après-midi on rerentrait pas travailler…même qui soit été à deux heures, l’enterrement, le patron nous revoyait pas…même de ma génération à moi.

C’est à dire que moi j’ai pas évolué dans le même milieu que certains… d’abord j’avais mon père sous mes ordres en dernier… alors, quand je voulais dire quelque chose… c’était : « tais-toi, va chercher le litre ! ». Alors je vivais avec une manière d’ancien porcelainier.

C’était ma mère qui tenait le café. Mon père travaillait, il a fait l’emballeur, il a fait les moufles, c’est-à-dire le décor, après il a travaillé chez Lavauzelle, l’imprimerie, il s’y est ennuyé alors il est revenu dans la porcelaine après la guerre, et il y a fini sa carrière quoi.

J-P C – Il n’a jamais pensé rejoindre sa femme au café…

P J – Il n’y avait du travail que pour un… c’était un petit café… il n’y avait pas d’apéritif : elle n’avait droit qu’au vin cuit… alors c’était que vin blanc, vin rouge, vin rosé. Il y avait beaucoup de monde mais ça gagnait très peu. Il se buvait du vin à cette époque… Une demi de vin n’allait pas bien loin… Avant la guerre on avait des bouteilles de soda à l’époque qui faisaient un quart, ils appelaient ça une roquille, ça représentait un quart de vin.

J-P C – Le café aussi ?

P J – Non, on ne buvait pas le café. Le matin, mais ils le prenaient chez eux, après ils allaient travailler, c’était un coup de blanc… le midi en général c’était un coup de rosé… et le soir c’était le rouge.

J-P C – Il y avait une progression là, du blanc au rouge...

Et ils devaient avoir certains problèmes avec des clients qui buvaient trop ?

P J – Jamais ma mère n’a eu de problème dans son café. Quand ça commençait à se chipoter un peu, ma mère n’a jamais voulu que mon père s’en mêle. Au regard et au geste, et le gars comprenait tout seul : elle lui disait : « Si tu sors pas, c’est moi qui te sors ». Elle était pas manchot la mère Jeammot !

J-P C – Les jeunes se bagarraient dans les bals, un peu, non ?

P J – Ça toujours été, mais c’était quelques coups de poing, ça faisait circuler le sang, comme on dit.

J-P C – On en revient toujours au fait que les ponticauds, longtemps, avait une réputation…

P J – Très mauvaise réputation !

J-P C – Mais cette réputation, elle reposait sur pas grand chose : qu’ils avaient une manière particulière de parler…

P J – Qu’il fallait pas aller les chercher… Ils étaient un peu chauds de la tête…

J-P C – Ils prenaient vite la mouche ?

P J – Voilà, mais je vous dit à la Crotte de Poule, jamais il n’y a eu une bagarre.

La semaine, il n’y avait que les gens du coin qui se rencontraient et ça tournait en conneries pour bien parler…à se faire des farces, des…Il y en a un, une fois, il avait pris de la laine de verre pour mettre sur le cul d’un autre et puis lui s’y était assis dessus mais il a pas pu le passer sous le cul de l’autre… Mais à force de s’y frotter dessus, c’est lui que ça a choppé. « Et merde » qu’il a dit, et il l’a foutu par la fenêtre ! C’était lui qui avait le poil à gratter !

J-P C – Vous avez fait partie des Enfants de la Vienne ? Vous avez appris à nager avec les Colombeau ?

P J – Oui avec Camille, mais surtout avec Michel [Colombeau]. Mais on apprenait à nager tout seul, avec les autres. On n’y allait que pour se perfectionner.

J-P C – Et les lavandières, elles savaient nager ?

P J – Pas toutes. J’en ai connu deux qui savaient nager, et très bien : La Milou Héricourt, elle travaillait en usine et faisait la blanchisseuse en plus, elle montait livrer son linge, dans sa serpillière accroché sur le front, dans le dos. Les hommes pour les enterrements, qui n’avaient pas de chemises, ils prenaient une chemise de bourgeois et s’habillaient avec et elles la relavaient après.

J-P C – L’eau, on allait la chercher à la fontaine ?

P J – … et on lavait les culs de casseroles sous la fontaine, avec un « guiévou » comme on disait : de la terre avec un morceau d’herbe qu’on arrachait et on frottait les culs de casserole avec. Ça revenait. Les bouteilles, y avait pas de savon à mettre dedans, un peu de sable et allez, à secouer, jusqu’à ce que le vin soit décapé d’après.

J-P C – Vous, vous avez toujours connu l’électricité ?

P J – Oui… mais par contre, il y avait une maison que j’ai connu : il n’y avait que deux pièces, chez la mère Mouret, le mur était tout en pierres apparentes et c’était rien que des tapis qui faisaient le tour et pour s’éclairer elle avait une lampe à pétrole. Des tapis, à partir du plafond jusqu’en bas, ça servait de mur, ça cachait les pierres derrières. Et une femme qui était d’une  propreté ! Et elle avait une lampe à pétrole – je la vois encore cette lampe – ah qu’elle était jolie, ah vraiment quelque chose de beau, en cuivre et avec plusieurs brûleurs. Ça touchait la Crotte de Poule. Par terre c’était que des pierres. Elle était bien la Marguerite [Mouret], mais elle faisait pas la blanchisseuse, elle…En parlant ça revient, des choses… Parce que ma Crotte de Poule, je l’ai là, en entrant, en émail…

***

Quand il y avait des inondations, l’eau y montait, elle arrivait par la route et puis par la cave…j’en ai vu un mètre là… mon père allait chercher des gens qui travaillaient à la filature qui était par là, là où avait travaillé Chartreux, Henri, et mon père allait cherché un bateau là, et ils venaient boire à la fenêtre !

J-P C – Les gens du quartier, c’était…

P J – Le Masgoulet, la rue du Naveix, et puis, c’était le coin…

J-P C – Pour vous, les quartiers des Pont, vous les définissez comment ? ça  va jusqu’où ?

P J – C’est-à-dire, ça allait jusqu’à l’usine électrique, au port du Naveix, le Masgoulet, la rue du Naveix forcément, et puis là ça faisait un quartier, quoi… et puis une partie de la rue du Pont, ceux qui venaient et après, à partir du pont Saint-Étienne, ça faisait une autre partie des Ponts…

J-P C – De l’autre côté vous voulez dire ?

P J – Du même côté… c’était une autre partie, à partir de la rue du pont Saint-Étienne c’était pas pareil…

J-P C – Puis il y avait de l’autre côté, le Clos Sainte-Marie.

P J – Ils avaient un autre nom : « les pieds noirs ». Comme c’était beaucoup de gens qui étaient venus de la campagne s’installer là-bas…

J-P C – Au pont Saint-Étienne ou au pont Saint-Martial ?

P J – Partout… C’était tous des gens de la campagne, qu’il y avait, tout le long..

J-P C – De l’autre côté ?

P J – Des deux côtés…

J-P C – Parce qu’au pont Saint-Martial, aussi ce sont des ponticauds…

P J – Ah oui, oui, oui.

J-P C – C’était tous ceux qui habitaient de l’autre côté de la rivière, enfin autrefois…

P J – Mais autrefois, ça marchait pas très bien entre eux…une rivalité entre les deux côtés et avec le pont Saint-Martial.

J-P C – Cette rivalité, elle se traduisait comment ? parce que par rapport à la ville, tout le monde se sentait ponticaud ?

P J – Ah oui, oui, oui…

J-P C – Je repense à la phrase de la laveuse qui traite ses enfants de « bâtards de curé ». Qu’est-ce qu’on pensait de la religion dans le quartier ?

P J – Non, on aimait pas tellement les curés. Ça allait à l’Église, les gosses étaient baptisés, mais pas de première communion. Comme chez nous aucun n’a fait sa première communion, mais on a tous été baptisés. Les hommes en général n’allaient pas à l’Église, se faire enterrer. Les femmes un peu plus.

J-P C – Et ça c’était lié à des idées très à gauche…

P J – Oui, oui, c’était très rouge, très rouge…Comme la chanson le dit bien, « 1905, la ville bouge, jusqu’aux bas fonds… »

J-P C – Et il n’y avait pas de séparation entre les ouvriers et les commerçant, qui souvent étaient aussi des ouvriers ou l’avaient été ?

P J – Il y avait ceux qui étaient que commerçants et d’autres qui n’étaient que petits commerçants, que le mari travaillait et que la femme tenait l’épicerie. C’était pas du tout la même mentalité… ça faisait le riche et le pauvre, quoi…Vous aviez un coin intéressant, c’était dans la rue du Pont [Saint-Étienne], il y avait une toute petite épicerie buvette, « A l’Irrrascible chemineau », les Flotte, irascible avec trois « r ». C’était un chemineau qui avait été foutu dehors à la suite d’une grève… avant 1905… moi je ne l’ai pas connu, j’ai connu la mère Flotte, sa femme, ses enfants, ses petits enfants qui étaient à l’école avec moi. Moi j’y allais chercher de l’épicerie… ils n’étaient pas de Limoges… elle roulait les « r ». La pancarte, je la vois encore.

J-P C – En tout cas, ils n’étaient pas de droite… Tout le monde était de gauche dans les Ponts ? les disputes elles étaient surtout entre roses et rouges, non ?

P J – C’était surtout de gauche… quand Betoulle a été élu maire, ça été une véritable révolution… d’après ce que j’ai entendu dire, moi, j’y étais pas… Ils auraient voulu que ce soit Goujaud. Goujaud était trop vieux et il a dit à Betoulle : « tu prends la place », mais les gars l’ont pas compris comme ça, eux. Dans les Ponts, il n’y avait que Goujaud qui comptait… Parce qu’il n’a pas toujours été blanc blanc, Léon...


La Crotte de Poule en 1948


[1] « Où êtes-vous ? bande de bâtards de curés ! »

[2] Sans doute référence à Plus belle la vie, diffusé sur France3 depuis 2004.

[3] « Et l’orgueil qui les grise

Fait qu’ils méprisent

Les vieux bas-fonds.

Qu’un Ponticaud déserte,

Ce n’est pas une perte ;

Il peut aller dans ses beaux quartiers

En nous laissant dans notre vétusté. »

Voir le texte entier.

[4] Cette chanson limousine porte comme titre Soun pourtrai (Son Portrach en graphie classique, musique François Sarre, paroles de Rite, publiée en 1908 chez Lagueny (Chansou nouvelo). Elle est aussi évoquée par la sœur de Pierre Jeammot, Simone Cacaly (lire son entretien de 2003). On possède l'enregistrement de cette chanson chantée par les deux sœurs Nicole et Simone née Jeammot. Il est possible d’en écouter aussi une version  sur le site Chanson Limousine exécutée par l'un des chanteur du groupe de Confolens Musicas dau Lemosin.

 

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