Les
ponticauds en 1848
Dans son
ouvrage,
La Baïonnette
et le Lancis. Crise urbaine et révolution à Limoges sous
la Seconde République, Limoges, PULIM, 2002, Philippe Grancoing
apporte de précieuses informations et d’intéressantes analyses sur
les quartiers des bords de Vienne au milieu du XIXe siècle. Ils
apparaissent aux contemporains comme un territoire à part.
Aussi, l’identité du quartier des naveteaux (voir également la
page qui leur est dédié), en marge de la ville et fort d’une
tradition de protestation populaire, est-elle perçue de manière bien
particulière. Aux témoignages de l'époque, qui font état du
caractère pittoresque des naveteaux, mais aussi aux sources diverses
qui font apparaître leur rôle important dans les événements de 1848,
l'auteur associe de précieuses données statistiques. Nous reproduisons
quelques passages plus particulièrement consacrés au quartier.
Le Quartier,
lieu du pittoresque
[…]
Les bords de Vienne constituent, avec la rue des bouchers, l’autre
archétype du territoire archaïque, de l’espace épargné par les
transformations du XIXe siècle. Outre le panorama de rues pentues étageant
leurs maisons à pans de bois jusqu’aux berges de la rivière, le
quartier doit sa notoriété à sa population de « navetaux »,
chargés de récupérer les trains de bois arrivés au « port »
du Naveix par flottage le long de
la Vienne
et du Taurion et destinés à la cuisson de la porcelaine. Armés de
longues perches de bois dont l’extrémité était garnie d’un
crochet en fer – les lancis – ils sillonnaient la rivière en amont
du pont Saint-Étienne sur des barques à fond plat. Pour Célestin
Port, auteur d’un Itinéraire
descriptif et historique de Paris à Agen, « tout un quartier
de la ville, peuplé d’une population de mœurs distinctes et singulières,
vit de cette récolte. C’est le Naveix, ou port au bois (…). Les
Navetaux forment une association de soixante-dix à quatre-vingts manœuvres,
propriétaire chacun de son bateau, se mariant entre eux et ne souffrant
en leur droit de l’eau l’immixtion d’aucun intrus. D’après une
coutume bizarre, une partie de leur salaire se prélève en nature par
la retenue d’un certain nombre proportionnel de bûches. Leurs femmes
sont d’ordinaire buandières ». De même que pour le quartier de
la Boucherie
, seul l’isolat archaïque est ici signifiant pour un regard extérieur
qui tente de définir l’identité de quartier […], p. 56

Gravure de Léo Drouyn
[…] Le repli
sur le quartier semble […] compenser cette marginalité économique et
sociale renforçant ainsi la forte identité des noyaux urbains autour
des ponts Saint- Etienne et Saint-Martial également peuplés de
navetaux. Ainsi, les huit déclarations de naissance ayant eu pour cadre
le clos Sainte-Marie ont toutes été certifiées par des parents et des
voisins.
On est là dans un milieu qui ne s’ouvre guère à la ville,
s’appuyant sur les solidarités traditionnelle, familiales et locales,
à l’image des villages paysans.
Le quartier
des ponts et la tradition de la protestation populaire
C’est
d’ailleurs ainsi que les contemporains percevaient cet espace périphérique.
En effet, les habitants des quartiers centraux semblent craindre cette
population jugée frustre et violente, à une époque où la peur des
jacqueries rurales n’a pas entièrement cédé le pas à la hantise
des faubourgs ouvriers.
A la marge de la ville, mais ayant conservé bien des traits des
communautés villageoises, la représentation mentale des quartiers des
ponts se nourrit de ces deux figures de la peur sociale. Celle-ci se
concrétise lors de l’émeute du printemps 1848. Pour Alain Corbin,
« la peur que fait régner sur la ville haute la rude population
de
« navetaux », qui semble avoir pris une part très active au
mouvement du 27 avril, contribue à expliquer le calme des populations »
par la suite, idée que reprend également Philippe Vigier.
Pourtant, force est de constater que les habitants des bords de Vienne
ne sont pas parmi les plus violents de la ville. Alors que l’on compte
en moyenne 75 condamnations devant le tribunal de simple police pour
1000 foyers pour la période 1846-1851, cette proportion s’établit à
76 pour 1000 rue du Naveix, à 52 pour 1000 au clos Sainte-Marie, à 89
pour 1000 rue du faubourg du pont Saint-Martial. Seul îlot de violence
: le quartier du pont Saint-Étienne. Mais il s’agit pour l’essentiel
d’une violence verbale, dont les femmes sont les principales
protagonistes. L’épicière Peyroche rue du Pont Saint-Étienne comparait ainsi le 30 août 1849 pour injures à ses voisins. Trois
semaines plus tôt, les époux Verne et la veuve Dubuisson étaient
condamnés pour le même motif. Le 30 novembre 1850 sont entendues Marguerite
Legros et ses deux filles blanchisseuses au pont Saint-Étienne pour
injures à une voisine. Le 31 mars 1851, c’est au tour de la femme
Jouate, blanchisseuse rue de la Bessaille, d’être convoquée devant
le juge de paix pour insultes.
Les
habitants des bords de la rivière ont sans doute également acquis leur
réputation en raison de leur promptitude à s’émouvoir. L’émeute
semble faire partie intégrante de leur répertoire protestataire ou défensif,
dans le prolongement des « révoltes sporadiques urbaines du
XVIIIe siècle », vécues « comme un état normal, voire légitime »,
réponses à « l’urgence d’une situation dont le contour a déjà
été appréhendé depuis bien longtemps ».
En mai 1789, alors que flambent les prix du blé, « des buandières
du Naveix et du pont Saint-Étienne aperçoivent une charrette soi-disant chargée de sel. Intriguées par le chargement, elles
s’approchent des sacs et découvrent qu’ils contiennent du blé.
Ameuté par leurs cris, le peuple accourt, les conducteurs s’enfuient,
le grain se répand sur le sol ou est volé. Des émeutiers armés de bûches
et de haches se rendent alors à la mairie (...) et forcent le "
lieutenant de maire " à visiter les greniers des particuliers soupçonnés
d’accaparer des grains ». Ce n’est qu’au bout de deux jours
que les autorités réussirent à ramener l’ordre dans la ville.
Pareillement, le seul grave incident que connut la ville sous la
Restauration mit en scène ce même quartier. En juin 1816, dans un
contexte économique identique de cherté des grains, un convoi de blé
est arrêté peu après le pont Saint-Martial par « une foule de
trois ou quatre cents personnes, surtout des femmes ». Les
incidents donnèrent lieu à quelques arrestations qui, elles-mêmes,
suscitèrent un rassemblement tumultueux devant la préfecture pour
obtenir la libération des prisonniers.
Cette
propension à se rassembler pour défendre la cause du peuple menacé
dans sa survie économique paraît s’être de nouveau manifestée en
1848. En effet, les seuls indices d’une identité de quartier relevés
à la lecture du dossier d’instruction de l’affaire de Limoges
concernent les bords de Vienne. Ainsi, à l’annonce des premiers
troubles dans Limoges le 27 avril, « au Naveix les ouvriers du
port se réunirent bientôt la plupart armés de leurs harpons qui ont
une pointe et un crochet, ils se préparaient à monter en ville ».
Cette dernière expression, « monter en ville », rend compte
de l’absence d’insertion dans l’espace urbain. Les navetaux se
considèrent eux-mêmes comme formant un monde à part, un microcosme
certes solidaire des ouvriers, mais avec ses propres spécificités.
Ainsi, les femmes, à l’image des émeutes frumentaires de l’Ancien
Régime, semblent jouer un rôle important. Alors que certains tentaient
de dissuader les navetaux de « marcher sur la Ville »,
« il arriva en courant le nommé Vinot fils clairon dans la
compagnie des pompiers qui parcourait le quartier en criant qu’on
avait mis le feu à Saint-Pierre en engageant les ouvriers à accourir
pour donner du secours. Je ne pus plus contenir personne, rapporta le
lithographe Jean Peyroche, d’ailleurs les femmes excitaient les hommes
à marcher sur la ville pour aider les ouvriers que voulaient tuer les
bourgeois ».
Cette
identité et
cette singularité
du quartier
se manifestent également
par une certaine réserve à l’égard du reste de la ville. Si les
navetaux ont participé à l’émeute le 27 avril 1848, ils ne semblent
avoir manifesté par la suite guère d’enthousiasme en faveur de la République.
Leur incursion sur la scène politique s’apparente davantage à une
brusque flambée de violence, dont on mesure mal les causes, qu’à
l’expression d’une conviction idéologique.
Elle s’exprime
sous la forme
traditionnelle de l’émeute communautaire, dans un contexte de grave
crise économique, sans doute pour défendre les intérêts des
habitants du quartier que l’on considérait menacés par les
agissements des bourgeois.
Aussi
ne peut-on parler ici d’engagement politique aux côtés des
socialistes de la ville. Le récit d’un fabricant de flanelle du
quartier en témoigne : le
27 « à
nuit tombante,
une cinquantaine
de navetaux
descendaient de la ville, leur intention étant d’y remonter plus
tard. Laroudie aîné, Baillanges, Laroudie
jeune et Demaison
cadet d’accord avec moi
pensèrent qu’il fallait empêcher ces individus de monter en ville,
nous leur dîmes qu’il fallait mieux garder notre quartier que de
garder le quartier des autres, nous leur improvisâmes un corps de garde
dans une de mes maisons, nous leur fournîmes du vin et ils restèrent
tranquilles. Plusieurs nuits de suite nous agîmes ainsi ».
De même, si le lendemain les habitants du Naveix se mobilisent à
nouveau, leur animosité est dirigée contre un boulanger de l’avenue
du Pont-Neuf et n’a aucun caractère politique. Celui-ci a mauvaise réputation
car deux ans auparavant, alors que le blé était cher, « il
faisait des achats considérables de châtaignes pour les expédier hors
du département et on lui attribuait le renchérissement de cette denrée ».
Très rapidement environ mille cinq cents personnes se massent devant sa
boutique. Selon un des voisins, cette foule se composait « en
grande partie de gens habitant les environs des ponts Saint-Etienne et
Saint-Martial ». Les femmes prirent une part active à l’émeute.
Un témoin remarqua « dix à douze femmes dont quelques unes
avaient des haches frapper à coups redoublés contre la porte pour
l’enfoncer ». D’autres sont armées de « battoirs de
blanchisseuses », tandis que l’on dresse une potence devant la
maison du boulanger.
Un tisserand du clos Sainte-Marie impliqué dans l’affaire rapporta
que « des femmes réunies devant l’hôtel (de la préfecture)
demandaient qu’on le leur livrât, disant qu’elles voulaient lui
couper les c... ».
Deux mois plus tard, le quartier a retrouvé son calme et l’écho des
journées parisiennes de juin n’y suscite aucune réaction. « Le
25 juin dernier, rapporte Jean-Baptiste Peyrat, propriétaire au Naveix,
j’entendis devant ma maison crier aux armes, à nous les navetaux on
égorge nos frères, nous avons besoin de vous. J’entendis quelques
habitants du Naveix répondre nous fêtons la saint Jean, laissez-nous
tranquilles ».
Nulle
part ailleurs on ne décèle une telle identité de quartier, à
l’exception de la rue de la Boucherie. L’urbanisation récente des
faubourgs au nord de la ville, la grande mobilité de la population, la
dispersion des catégories sociales et des métiers sur tout l’espace
urbain constituaient en effet un frein important à la formation d’une
micro-conscience locale. En outre, l’essentiel de la population
limougeaude se concentre dans un étroit espace de moins de 10 km2.
Mais le côtoiement n’implique pas nécessairement l’harmonie entre
les catégories sociales. p. 65-68.
***
L’entrée en scène des Navetaux : la résurgence des émotions
populaires traditionnelles
L’intervention
décisive des Navetaux est le meilleur exemple de l’hétérogénéité
des formes de protestation en œuvre le 27 avril. Leur
participation à l’émeute semble, dans un premier temps, s’inscrire
dans la mobilisation des ouvriers des chantiers visant à opérer une démonstration
de force. Mais deux singularités caractérisent leur mouvement. D’une
part, il s’inscrit dans une forte solidarité de quartier et,
d’autre part, il est empreint de violence. Un employé de l’octroi a
ainsi vu au Naveix « les ouvriers du port (qui) se réunirent
bientôt, la plupart armés de leur harpon qui ont une pointe et un
crochet. Ils se préparaient à monter en ville (...). Les ouvriers du
port depuis quelques temps n’avaient plus d’ouvrage sur la rivière,
ils étaient employés sur des chantiers de terrassement, ils avaient
quitté ces chantiers pour venir se réunir dans le quartier.
Les propos du journalier Jérôme Peyrazeix sont également
significatifs, même si cet inculpé s’efforce de minimiser sa
participation à l’événement. En effet, s’il dit avoir cédé à
des menaces pour participer à la « montée en ville », il
confirme aussi la très forte cohésion de quartier existant entre les
Navetaux et leur volonté d’être armés afin, peut-être, « d’aider
les ouvriers que voulaient tuer les bourgeois ». Vers deux heures,
« plusieurs individus, expliqua-t-il, vinrent au chantier du Pré
de l’évêque où je travaillais et nous dirent qu’on se battait en
ville et qu’il fallait nous y rendre (...). Je voulais rentrer chez
moi, mais ces individus me menacèrent de me jeter à la rivière si je
me retirais. Je partis avec les autres ouvriers du chantier. Nous étions
tous armés de lancis que nous étions allés prendre chacun chez nous.
Nous nous rendîmes sur la place de la Mairie, puis à la préfecture et
à la poudrière ».
Les
Navetaux ont donc été présents sur tous les lieux importants de la
journée, armés de leurs gaffes servant à extraire de la rivière les
troncs d’arbres arrivés par flottage. Ils ont, sans nul doute,
contribué à aviver les craintes des bourgeois, mais aussi des autorités,
tant ils apparaissaient comme une population à part, violente, prompte
à s’émouvoir, n’ayant pas encore été touchée par le processus
de « civilisation » de l’électeur, pour reprendre la
belle formule d’Alain Garrigou. On ne peut aussi exclure qu’ils
aient aussi été les victimes d’une instrumentalisation de la part
d’individus désireux de faire de la lacération de quelques procès-verbaux
d’élection le point de départ d’une véritable émeute, tant les
Navetaux semblent être restés fidèles à des formes traditionnelles
de protestation ainsi que le montrent les violences dont a été victime
le boulanger Lanoaille le 28 avril. Aussi est-ce sans doute quelque peu
abusif de parler à ce propos de « descente de la politique vers
les masses », comme le fait Philippe Vigier...
La situation instaurée par la révolution de Février (libération de
la parole politique, mobilisation et encadrement des nouveaux électeurs-citoyens,
organisation des ateliers nationaux) a certes facilité le développement
de phénomènes de groupe. Elle a aussi attisé le désir de peser sur
le cours des événements, puisque depuis deux mois le pouvoir semble être
dans la rue.
Mais on ne peut que souligner le décalage existant
entre le comportement des Navetaux et le
discours politique des démocrates socialistes. p. 164-165.
Sur seize personnes, on compte huit parents étrangers au quartier,
cinq parents habitant le clos Sainte-Marie et trois voisins.
Cf. Alain Corbin, « L’histoire de la violence dans les
campagnes françaises au XIXe siècle. Esquisse d’un
bilan », Ethnologie française, 1991/3.
Ibid., Archaïsme
et modernité en Limousin au XIXe siècle : 1845-1880,
Limoges, PULIM, 1999 (1ère
éd. 1975), p. 769-770 et Philippe Vigier, La
Vie quotidienne en province et à Paris pendant les journées de
1848, Paris,
Hachette, 1982, p. 168-170.
Cf. Arch. dép. Hte-Vienne, 10 U 16-4 et 5, Justice de paix de
Limoges, Tribunal de simple police.
Arlette Farge, La vie fragile.
Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle,
Paris, hachette, 1986, p. 310.
Paul D’Hollander & Pierre Pageot, La Révolution française
dans le Limousin et la Marche, Toulouse, Privat, 1989, p. 46-47.
Cf. John M. Merriman, op. cit., p. 44.
Arch. dép. Vienne, 2 U 1595, 29 mai 1848, témoignage de Pierre
Baillarge.
Ibid., 31 mai 1848, témoignage de Jean Peyroche.
Ibid., 2 U 1596, 12 juillet 1848, témoignage de Martial
Delhotte.
Ibid., 3 octobre 1848, témoignage de Jean Bernard Cabiran.
Cf. ibid., 3 octobre 1848, témoignages d’Antoine Comte et
de Léonard Gibu.
Ibid., 24 septembre 1848, interrogatoire de Barthélémy
Dubour.
Ibid., 14 juillet
1848, témoignage de Jean-Baptiste Peyrat.
L’idée émise par Philippe Vigier d’une « descente de
la politique vers les masses » en ce qui concerne les navetaux peut
donc apparaître inappropriée ou, du moins, par trop prématurée
(cf. Philippe Vigier, op. cit., note p. 372). En effet,
s’il y a eu politisation de la population des quartiers des ponts,
celle-ci semble surtout s’être développée par la suite, à la
faveur de la propagande électorale, p. 207-210.
Arch. dép. Vienne, 2 U 1595, 29 mai 1848, témoignage de Pierre
Baillargi.
Ibid., 23 octobre 1848, interrogatoire de Jérôme Peyrazeix.
Philippe Vigier, op. cit.,
note p. 372.
On est également frappé à la lecture du dossier d’instruction
par la familiarité existant entre le pouvoir administratif et une
fraction de la population : nombreux furent ainsi ceux qui
franchirent les portes de la préfecture le 27 avril pour assaillir
le commissaire de la République d’avis ou de conseils divers.
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