Les Buandières

 

Nous présentons ci-dessous un texte de Henri Ducourtieux - "La buandière" - extrait de l’Almanach Limousin de 1863. Très daté par son paternalisme et sa condescendance amusée, il est d’une extrême précision dans la description. Aussi est-il très intéressant de le confronter à des témoignages beaucoup plus récents décrivant les blanchisseuses dans les années 1920-1940 (voir le texte de André Dexet de 1951 et dans la rubrique témoignage, les entretiens avec Gabrielle Mignot et Andrée Desjariges). On y percevra des différences certes, mais surtout une surprenante continuité.

"Lavandières" limougeaudes avec leurs ballots de linge

collection J.-M. Robin

La buandière

Voyez-vous cette femme aux traits énergiquement accusés, aux formes masculines, aux attaches vigoureuses? Sa tête est coiffée du barbichet limogien ; à ses oreilles pendent deux coques qui s’agitent aux ondulations de ses hanches ; son casaquin, d’une étoffe différente de celle de sa robe, laisse voir ses bras rougis par la buée ; sa devantière est flanquée de deux poches profondes, espèces de manchons à demeure dans lesquels elle enfonce ses mains jusqu’au coude.

Si  vous  la  rencontrez  le  mardi  se  dirigeant  vers l’Abbessaille, ses reins sont ordinairement chargés d’un énorme fardeau, attaché de telle sorte qu’il s’appuie sur sa tête comme le frontal d’un bœuf ; chaque vendredi elle rapporte ce même fardeau, dûment lessivé, trié, plié, et le distribue dans toutes les maisons où elle l’avait ramassé au commencement de la semaine. Ses comptes sont vite balancés, et, sa serpelière négligemment jetée sous le bras, la main sur les gros sous qui garnissent ses énormes poches, elle reprend d’un pas allègre le chemin de son quartier

Cette femme, vous l’avez deviné sans doute, est une buandière[1], la compagne fidèle du Naveteau. C’est une maîtresse femme, allez ! Laborieuse et presque aussi économe que la fourmi, elle arrive insensiblement à régner et à gouverner dans son intérieur, et ses qualités viriles donnent un démenti formel à l’axiome peu galant qui veut que du côté de la barbe soit la toute-puissance.

Comme la plupart des femmes chastes, la buandière a beaucoup d’enfants, qu’elle élève autour d’elle tout en menant sa lessive, ou en battant le linge sur la pierre de granit devant laquelle vous l’apercevez agenouillée. Ces enfants,  presque livrés à eux-mêmes, sont d’une turbulence peu commune ; il en tombe souvent à l’eau ; mais jamais, que nous sachions, aucun d’eux ne s’y est noyé.

Pour se débarrasser des garçons, on les envoie à l’école ; quant aux fillettes, elle commencent de bonne heure à se rendre utiles : chargées de faix proportionnés à leurs forces, elles aident leur mère dans ses courses en ville, rincent et passent au bleu le menu, sans préjudice des parties de gaminerie dans lesquelles elles ne cèdent en rien aux plus hardis polissons du quartier. Vers douze ans, la physionomie de la jeune buandière a quelque chose de particulier qui la ferait reconnaître entre toutes les autres filles de son âge ; vous lui parlez français, elle vous répond en patois, et, à la rudesse de son accent, vous comprenez de suite que le mot attribué à Cambronne lui soit plus familier que : Dieu vous garde. C’est, du reste, une assez laide chenille, mal peignée et mal attifée ; le papillon n’est pas encore prêt d’éclore.

Élevée au milieu des Naveteaux, sans autre éducation que les premières notions du bien et du mal, la future buandière sait de bonne heure ce que parler veut dire ; mais sa vertu a deux gardiens vigilants : sa mère d’abord, avec laquelle il faut marcher droit, puis le labeur pénible, incessant auquel elle est vouée. Souvent, en traversant le pont Saint-Etienne, nous nous sommes accoudé sur le parapet, prêtant l’oreille aux joyeuses chansons avec accompagnement de battoirs, lancées à pleine poitrine à l’écho du vieux pont, par les voix fraîches de nos jeunes lavandières. Il y avait là de belles filles, ma foi, peu soucieuses de laisser apercevoir des formes qui auraient pu servir de modèle au statuaire. Par bonheur les sirènes de l’Abbessaille n’en veulent qu’aux Aigouliers, et la morale la plus sévère se trouve ici d’accord avec le plus irrésistible penchant  de la nature.

Parfois les voix semblent se taire ; mais les langues ne restent pas oisives pour cela : la nouvelle du jour circule et se commente sur toute la ligne avec une volubilité, un entrecroisement de paroles qui prouve victorieusement que les buandières n’ont pas la langue dans leur poche.

On se marie beaucoup dans le Naveix ; entre gens qui n’ont d’autre fortune que le travail de leurs bras, les accords ne sont pas longs à faire. Le Naveteau va voir pendant un mois ou deux la buandière dont les charmes l’ont séduit ; on prend jour pour la fête ; les habits sont achetés avec un certain appareil, les parents et les amis conviés, et un beau jour le cortège de la mariée, en toilette de gala, prend le chemin de l’hôtel de ville. Après la bénédiction nuptiale on se met à table, et le festin, entremêlé de danses et de rondes qu’accompagne un violon au son aigre, se prolonge ordinairement jusqu’à minuit avec un entrain qui fait oublier bien des mauvais jours.

Mais les mariés ont disparu sans bruit ; on s’inquiète, il faut les retrouver. Le ménétrier prend la tête en jouant un air bien connu, et toute la noce vient surprendre les nouveaux époux, auxquels on présente la rôtie de rigueur.

Le lendemain les invités offrent un retour ; mais cet usage tend de jour en jour à s’effacer.

La dot de la buandière varie entre 250 et 500 F ; quelques-unes se marient sans autre fortune que leurs beaux yeux et leur riche santé. Bientôt arrivent les peines de la vie : la famille grandit rapidement ; le mari éprouve des chômages prolongés ; n’ayant rien à faire, il boit, et laisse à sa femme le gouvernail de la maison. Alors commence pour celle-ci une existence des plus pénibles : obligée de pourvoir à tout, elle se multiplie avec courage, un dévouement si naturels, qu’elle ne paraît pas même en avoir conscience. Combien de fois l’avons-nous aperçue, par un froid de plusieurs degrés, cassant la glace autour de sa pierre, et passant la journée les mains dans cette eau qui lui faisait éprouver un véritable supplice. Est-il beaucoup de femmes qui accepteraient une telle vie ?...

Mais la buandière y est faite ; que lui importe la fatigue, pourvu qu’elle puisse manger du pain avec honneur ? Tant que ses forces le lui permettront, elle donnera à ses enfants, pour qu’ils le transmettent aux leurs, l’exemple de ces vertus modestes qui sont le seul fondement durable de la famille, et partant de la société.

….

Appendice

Si nos prévisions ne nous trompent pas, avant longtemps le quartier que nous avons décrit, les usages que nous avons retracés, subiront de profondes modifications : déjà le quai qui doit relier rentre eux les trois ponts  touche aux premières maisons de l’Abbessaille et va prochainement contraindre les buandières à quitter leurs habitations vermoulues ; d’un autre côté, le grand établissement de blanchissage établi au Trou-du-Loup les atteint dans leur clientèle, et mieux que tous les conseils, les obligera à recourir à de nouveaux procédés, moins pénibles et plus productifs que ceux qu’elles ont employés jusqu’ici.

 

 

 Laveuses sur le pont Saint-Etienne (début du XXe siècle) dont l'une porte le traditionnel ballot attaché sur le front (la toilette). Sa compagne lui offre une prise de tabac. On notera la présence des enfants en bas âge, qui suivaient leurs mères au travail.

Collection Jean-Pierre Della Giacomo

Le travail en groupe, côte à côte, devant les "étandards". On discerne bien bachous (bachons), pierres à laver et peiteux (pesteus)

Collection J.-M. Robin


[1] Du vieux mot buer, lessiver.

      

 

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